Son histoire
par Henri Wallon

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La chronique de Tournay
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  Tournay, la première capitale de Clovis, fut durant de longs siècles une ville des plus fidèles au sentiment français. Elle l'était en particulier au temps de Jeanne d'Arc. La Libératrice écrivit plusieurs fois à Tournay, et, durant sa prison, — on le verra ailleurs, — elle fit appel à la générosité de ses habitants, et les pria, non vainement, de venir en aide à sa détresse. Les habitants avaient d'autant plus de mérite de rester fidèles à la cause française que leur évêque, Jean de Thoisy, était un des tenants les plus décidés de la cause bourguignonne, et résidait auprès du duc Philippe, en qualité de chancelier.
  Tout ce qui concernait le parti français était l'objet d'un intérêt à part dans une ville qui consentait à s'isoler de toutes les autres, pour s'attacher à un prince avec lequel elle ne pouvait correspondre qu'à travers cent lieues de pays ennemi. L'attachement au roi de France grandissait de tous les sacrifices faits par la population pour acheter du duc de Bourgogne une paix payée fort cher et troublée par ses partisans.

  Tournay avait son chroniqueur officiel. Cela résulte de la résolution suivante prise le 7 janvier 1399, et ainsi rapportée par M. Vandenbroeck : « Les chefs des consaux sont chargés d'aviser comment les chroniques de la ville seront mises et escriptes en autres fournies qu'elles ne sont, par Frère Mathieu du Val, en lui faisant satisfaction raisonnable (1) ». Le Frère du Val a-t-il repris les Chroniques à partir de la guerre des Flandres en 1204, et les a-t-il conduites jusques en 1455 ? Il aurait dû tenir longtemps la plume, car c'est la durée de la Chronique dont un extrait va être donné. Le manuscrit se trouve à la Bibliothèque royale de Bruxelles, n° 19 684. Il fut imprimé dans le troisième volume des Chroniques de Flandres, par le chanoine de Smet, pénitencier de la cathédrale de Saint-Bavon à Gand, sous la direction de la Commission royale de l'Histoire de Belgique.
  Les Chroniques belges publiées par cette Société comprennent près de cent volumes, in-quarto, fort épais. Le chanoine de Smet éditait celle de Tournay en 1856. Les pages qui ont trait à notre héroïne ont été assez peu connues en France, ainsi que les autres Chroniques du vaste recueil, que l'on verra plus loin.

  Quicherat, à l'affût de tout ce qui regarde Jeanne d'Arc, n'en parla, à ma connaissance, qu'en 1882 dans la Revue historique. L'éditeur du Double Procès trouve que les pages de la Chronique de Tournay sont d'une remarquable exactitude, jugement que l'éditeur belge étend à tout le règne de Philippe le Bon. Elles renferment cependant une grosse erreur, comme on le verra, sur le lieu d'origine de la Pucelle, et sur sa condition de servante. Il y a disproportion dans l'histoire de l'héroïne. Convenablement étendue jusqu'à la délivrance d'Orléans, elle court ensuite sur tout le reste. On trouve dans la première partie le jugement porté, par les examinateurs de Jeanne, mieux exposé que dans les résumés que l'on en donne ailleurs, ainsi que la lettre aux Anglais, avec quelques variantes; ce qui prouve la large diffusion de ces deux pièces, qui promulgaient les lettres de créance de l'envoyée du Ciel et l'objet de sa mission. Le jour du départ de Blois, l'étendue du convoi, la déception de la Pucelle sur la rive gauche de la Loire, la réception que lui fit le roi après la retraite des Anglais, y sont exposés avec certains détails omis dans toutes, ou presque toutes les autres Chroniques. La partie plus brève renferme des assertions de toute gravité, telles que la facilité avec laquelle Charles VII, en obéissant à la Pucelle, aurait pu conquérir tout son royaume, la résolution avec laquelle après le sacre Jeanne se porta sur Paris, la trahison qui fit échouer son attaque, l'amertume de son âme en voyant sa mission entravée par ceux qui devaient en bénéficier.
  La Chronique se termine par une accusation dont la gravité surpasse toutes les autres, puisque, d'après elle, certains seigneurs de la cour de Charles VII auraient été d'accord avec les Anglais pour faire mourir l'envoyée du Ciel.

*  Le texte original, d'un seul tenant, est découpé en chapitres pour en faciliter la lecture.

  

Chapitres :

- La Pucelle jusqu'à son départ pour Orléans
- Délivrance d'Orléans
- La suite de l'histoire de la Pucelle sommairement indiquée


                                         

n ce dessus dit an mil IIIIc XXVIII, estoient Englès, à grosse puissance en pays de Gascongne, faisans guerre à tous les pays de entour, et par espécial devant Blois et Orliens, où estoient plusieurs villes et forteresses tenans le parti du roi de France, qui pour lors se tenoit à Chinon, avec belle compaignie de gens d'armes, pour deffendre son pays et résister aux Englès ses adversaires. Et estoient en sa compaignie le marescal de Bousat, monsr de Gaucourt, monsr de Rays, La Hire et pluiseurs aultres gentilzhommes et grand nombre de Sauldoiers, qui deffendoient le pays contre les dits Englès; mais nonobstant quelque deffence que ils feissent ou poussent faire, leurs adversaires prévalloient et tousjours conquestoient pays ; dont le roi estoit moult dolant ; mais ce ne lui povait aidier à cause que le heure ne estoit point venue, en laquelle Dieu le estoit à mettre hors de opprobre et de misère. Et fait à présumer et à croire que pour aulcuns peschiés ou de princes ou de peuples, le ayde de Dieu fut attargée, le roi toujours lui requerrant son ayde et souccours, et mandant souventes fois aux collèges des églises cathédrales de son royaulme faire processions et exhorter le peuple eulx amender et prier pour lui et son roiaulme, considérant et ramenant en sa mémoire que les persécutions de guerre, mortalité et famine sont vergues de Dieu à punir les énormités du peuple ou des princes.
  Les Englès dont, eux efforchant mettre tout le pays à leur obéissance se assemblèrent en grand nombre, et assegièrent la ville et cité de Orliens, devant laquelle ilz furent longuement, faisans plusieurs maulx au pays de entour et plusieurs envayes et assaulx à icelle ville par fait de canons, veuglaires, serpentines et aultres hostils de guerre. Mais ceulx de ladite ville se deffendoient si puissamment et vaillamment que rien n'y conquestoient, fors perte des leurs. Et eulx, voiants que par assault ne povoient avoir la ville et que moult y perdoient, se advisèrent et conclurent affamer icelle : et, pour ce faire, ils firent trenquis et bastilles encloant ladite ville et eulx contre les courses de leurs anemis; et ne laissoint passer par terre ne par aue, quelques marchandises ne vivres, dont ceulx de la dite ville se poussent sustenter ou aidier. Et ceulx de ladite ville de Orliens, eulx voiands en tel dangier et aiant peu de espérance estre soucourrus, sinon de Dieu principalement, se retournèrent vers lui, requerrant que par sa bonté et miséricorde, il lui pleust être à eulx propice, selon que il sçavoit que il leur estoit nécessité. Et souvent faisoient processions et dévotes prières tout le temps dudit siège, toujours requerrant le ayde et miséricorde de Dieu.

  Et quand il pleut à Dieu oïr les prières, tant du roi de France comme de ceux d'Orliens et autres villes dudit roiaulme, et que sa volunté fut les aidier et souccourir et jetter de l'opprobre où ils estoient, il ne excita ne promeut les corages des hommes robustes et exercités à la guerre à eulx oster le Ghehorîel et faix de toute calamité et misère, adfin que ils ne extimassent la victoire venir de eulx ; mais leur voeillant monstrer que toute force vient de lui et que merveilleusement et miraculeusement il fait toutes ses oevres, il anima et enhardi ung fueble et tendre corps féminin, aiant vescu tout son temps en purité et casteté, sans quelque reproce ni suspicion de mal fait. Lequel corps féminin et nommé Jehenne estoit de Loraine, de une petite ville dite Mareulle, séante entre la cité de Mès et le pont à Mouisson, distoiante II lieues de ladite cité et III dudit Pont; et avoit icelle Jehenne demouré et servi illec, grand espace de temps, en aulcune cense dudit lieu.
  Quand dont il pleut à Dieu subvenir et conforter le dit roiaulme de France, ceste dite Jehenne, le roi estant à Chinon, vers l'entrée du quaresme du dessus dit an, comparut devant lui en habit de escuier, et se déclara estre Pucelle et envoiée de Dieu à subpéditer et expulser les Englès, par armes, se partir ne se voellent amiablement, de son roiaulme et brefvement le mener sacrer et couronner en la ville de Rains, malgré tous ses hayneulx et mortels anemys.
  Adont le roi, entendant les parolles et promesses de la dite Jehenne estante en habits dissimulé, les tint pour légières et vaines, sans y adjouter foi. Et ladite Jehenne continuante ses parolles et disante que le ayde de Dieu, duquel elle estoit envoiée, ne doit estre refusée, mais joieusement reçupte, le roi comme sage et prudent, toujours espérant avoir aulcun souccours de la grâce de Dieu, et commémorant que anchiènernent femmes avoient fait merveilles, comme Judith et aultres, assembla son conseil et autres clercs, adfin que la chose arguée et débatue par bonne et meure délibération, il peust sçavoir se aulcune conjecture de divine ayde povoit estre sentie en este femme. Lesquelz clercs et conseil disputant la matière par plusieurs et diverses journées, et considérant et sçachant que les oëvres de Dieu sont incongneues, et que plusieurs fois il avoit fait merveilleux et miraculeux souccours aux siens, conclurent et dirent au roi, en ceste manière : « Très chier sire, la matière que il vous a pleu nous déclarer et mettre en conseil passe entendement humain, et ne est qui en sceust jugier, ni affermer, car les oëvres du seul et souverain seigneur se diversifient et sont inscrutables. Mais entendu la nécessité de votre très digne et excellente personne, avec aussi celle de votre roiaulme, et considéré les continuées prières de vostre peuple, espérant en Dieu, et de tous aultres amants paix et justice, et mesmement ramené que on ne scet la volunté du seigneur, il nous semble estre bon non rejetter ne refuser la pucelle, qui se dist estre envoiée de Dieu pour vostre souccours et ayde, nonobstant que ses promesses soient sups oëvres humaines. Mais point ne disons ne entendons que légièrement créedz à elle : car le dyable est subtil et décepvable, tendant tout tirer à lui. Et pour ce, il est juste et raisonnable que, selon la sainte escripture, le fachiés esprouver par deux manières, c'est assavoir par prudence humaine, en enquérant de sa vie, de ses meurs et de son intention, comme dit St Pol : Probate spiritus si en Deo sunt, et par dévotes oroisons, enquerre signe de aulcune oëvre ou apparence divine, par quoi on puist jugier que elle est venue de Dieu, ainsi que il fut dit au roi Achaz : que il demandast signe, quand Dieu lui faisoit promesse de victoire, en lui disant : pete tibi signum a Domino Deo tuo, et semblablement fist Gédéon, qui demanda signe et plusieurs aultres. »

  Lesqueles II manières le roi tint et observa selon son conseil, envers ladite Pucelle, c'est assavoir : probation de prudence humaine et inquisition de signe de Dieu par oroison. Pour la première, il fist la diste Pucelle tenir et estre avec lui, en sa court mieulx de VI semaines, et le fist communiquier avec toutes gens, et aussi examiner par seigneurs de eglise et aultres clercs subtilement, elle tousjours accompagnié de gens de dévotion, dames, damoiselles, vesves et pucelles, et aulcunes fois de gens d'armes et aultres, en la présence du roi. Mais en quelque manière que ce feust, privément ou publiquement, ne fust veu ne trouvé en elle, fors bien, humilité, patience, virginité, dévotion et honneste simplesse. Et de sa naissance et vie furent oyes pluiseurs choses merveilleuses, conformantes à vérité. Et quand à la seconde manière de inquisition de signe par oroison, elle interroguée de ce, respondi que devant la ville de Orliens, et non ailleurs, le monstreroit ; car ainsi lui était ordonné de Dieu. Et le roi, après la dite probation faite de la Pucelle, autant que à lui estoit possible, considérant la response de icelle à lui-mesme dite touchant démonstrer aulcun signe de son envoi, et voiant la constance et persévérance de elle requerrante instamment aler à Orliens, pour démonstrer aulcun signe de divin souccours, ne vollut empescher le voiage, mais lui espérant en Dieu assembla ses gens d'armes, qui estoient expars par le pays, et les fist aprester, pour conduire ladite Pucelle vers ladite ville, sans se voulloir monstrer répugnant au Saint-Esperit, ou ingrat de la bonté et miséricorde de Dieu et indigne estre de lui souccouru, comme il avoit trouvé en délibération de conseil.

  Et ladite pucelle, voiante les préparations qui se faisoient pour le souccours de ladite ville de Orliens, fist, par le ottroi du roi, escripre unes lettres, lesquelles elle envoia aux capitaines des Englès tenant siège devant icelle, desquelles la teneur s'ensuit.
  « Jhesus, Maria! toi, roi d'Engleterre, et toi, duc de Becquefort, qui te dis régent de France, vous Guillemme de la Polle, conte de Suffort, Jehan sire de Taleboth, et Thomas sire d'Escables, qui te dis lieutenant du duc de Becquefort, faites raison au roi du ciel de son sang roial ; rendés à la Pucelle, envoiée de Dieu, le roi du chiel, les clefs de toutes les bonnes villes que vous avez prises et violées en France; car elle est chi venue de par Dieu, réclamer tout le sang et droit roial, et preste de faire paix, se raison lui vouliez faire, vous déportans de France, et paiant le roi de ce que le avez tenue. Et vous tous, archiers et compaignons de guerre, gentilz et aultres estans devant la ville de Orliens, partez vous de par Dieu, et vous en alez en vostre pays, et se ainsi ne le faites, attendez les nouvelles de la Pucelle, qui brefvement vous visettera à votre grand domages. Et toi, roi d'Engleterre, fai ce que je te ai escript : que se tu ne le fais, je suis cief de guerre, aians puissance et commission de Dieu de bouter et encachier forciblement tes gens, partout où les ataindrerai ès parties de France. Que se ils voellent obéir, je arai merchi de eulx, et, sinon, je les ferai occir. Je sui chi venue de par Dieu, le roi du ciel, pour vous expulser de France, et tous ceulx qui voudront faire trayson, malengin ou domage au roiaulme très cristien. Et ne mettez en vostre oppinion tenir le dit roiaulme de Dieu, le roi du ciel, fil de la vierge Marie, car Charle, vrai héritier de icelui, le tenra, voeilliés ou non ; c'est la volonté du roi du ciel et de la terre. Et ce lui est révélé par moi, qui sui Pucelle, et que il entrera à Paris à bonne compaignie; et se vous ne vouliez croire les nouvelles de Dieu et de la Pucelle, en quelque lieu que vous trouverons, nous ferrons dedens à horrions et y ferons tel hahai, que, passé mil ans, ne fut si grand en France. Faites donc raison, et créedz la Pucelle. Que se vous ne le faites, le roi du ciel lui envoiera et donra plus de force, que ne lui pourez livrer de assaulx, et pareillement à ses bonnes gens d'armes. Et aux horrions verra-on qui ara le meilleur droit de Dieu du ciel. Toi dont, roi d'Engleterre, et toi, duc de Becquefort, la Pucelle vous prie que vous issiés du pays, car elle ne vous voelt détruire, en cas que lui faites raison; mais se vous ne le créedz, tel cop poura venir, que les Franchois en sa compaignie feront le plus beau fait que onques fut vu en cristienneté.
  Et envoiez response se vouliez faire paix et vous partir de Orliens; que se vous ne le faites, attendez-moi à votre grand domage et brief.
  Escript mardi de ceste sepmaine sainte et pénultime de mars mil IIIIc, XXVIII.

                 


  En cette année mil quatre cent vingt-huit, les Anglais étaient avec de grandes forces au pays de Gascogne, faisant la guerre à tous les pays d'alentour. Ils la faisaient spécialement devant Blois et Orléans, où plusieurs villes et forteresses tenaient le parti du roi de France. Le roi se tenait pour lors à Chinon, avec une belle compagnie d'hommes d'armes, pour défendre son pays et résister aux Anglais, ses adversaires. Etaient en sa compagnie le maréchal de Boussac, Mgr de Gaucourt, Mgr de Rais, La Hire, et plusieurs autres gentilshommes, et grand nombre d'hommes d'armes soudoyés, défendant le pays contre lesdits Anglais. Mais quelque résistance qu'ils fissent ou pussent faire, leurs adversaires prévalaient et conquéraient toujours du pays ; ce qui était une grande douleur pour le roi. Rien ne pouvait l'aider, parce que l'heure n'était pas venue où Dieu voulait le mettre hors d'opprobre et de misère. Il faut présumer et croire que quelques péchés des princes, ou des peuples, retardaient le secours de Dieu, le roi requérant toujours ce secours et cette aide, mandant souvent aux collèges des églises cathédrales de son royaume de faire des processions, d'exhorter le peuple à s'amender, de prier pour lui et son royaume, considérant et ramenant en sa mémoire que maux de guerre, mortalité et famine, sont les verges avec lesquelles Dieu punit les énormités du peuple, ou des princes.
  Les Anglais donc, s'efforçant de réduire tout le pays à leur obéissance, formèrent une grande armée, et vinrent assiéger la ville et cité d'Orléans. Ils furent longtemps devant ses murs, faisant beaucoup de maux aux pays d'alentour, en même temps qu'ils livraient plusieurs et assauts à la ville, avec leurs canons, veuglaires, serpentines, et autres instruments de guerre; mais ceux de la ville se défendaient si puissamment et vaillamment qu'ils n'y gagnaient rien, sinon la perte de leurs gens. Voyant qu'ils ne pouvaient passe rendre maîtres de la ville par assaut, et qu'ils éprouvaient de grandes pertes, ils se ravisèrent, et résolurent de la prendre par famine. Pour ce faire, ils creusèrent des tranchées, élevèrent des bastilles afin d'enclore la ville, et de s'enclore eux-mêmes contre les courses de leurs ennemis. Ils ne laissèrent passer ni par terre, ni par eau, nulle marchandise, nuls vivres, dont les assiégés pussent se sustenter ou s'aider. Ceux-ci, se voyant en si pressant danger et conservant peu d'espérance d'être secourus par autre que par Dieu, se retournèrent vers lui, le requérant, par sa bonté et sa miséricorde, qu'il lui plût de leurêtre propice, dans la mesure où il voyait que le demandait leur nécessité. Souvent, durant toute la durée dudit siège, ils faisaient des processions et de dévotes prières, sollicitant l'aide de la miséricorde de Dieu.

  Quand il plut à Dieu d'ouïr les prières, tant du roi de France que de ceux d'Orléans et des autres ville du royaume, lorsque sa volonté fut de les aider et secourir, et de les tirer de l'opprobre où ils étaient plongés, il n'excita pas et n'enhardit pas le courage des hommes robustes et exercés à la guerre, à faire tomber des épaules le fardeau et le poids de tant de calamités et de misères ; il ne voulait pas qu'ils pussent penser que d'eux venait la victoire. Voulant leur montrer que toute force vient de lui, qu'il fait merveilleusement et miraculeusement toutes ses oeuvres, il anima et enhardit un faible corps de femme, qui toute sa vie avait vécu en pureté et chasteté, sans que jamais on eût pu lui reprocher aucun mal, ou l'en soupçonner. Cette femme se nommait Jeanne. Elle était de Lorraine, d'une petite ville dite Mareuille, sise entre la cité de Metz et le Pont-à-Mousson, distante de deux lieues de ladite cité, et trois dudit Pont. Cette Jeanne avait longtemps demeuré et servi en une métairie de ce lieu. Quand il plut à Dieu d'intervenir pour réconforter le royaume de France, ladite Jeanne, vers l'entrée du carême de l'an dessus dit (v. st.), comparut devant le roi alors à Chinon, en habit d'écuyer. Elle déclara être vierge, envoyée par Dieu pour mettre sous les pieds et expulser par les armes les Anglais, s'ils ne voulaient pas volontairement sortir du royaume, et dans peu de temps le mener sacrer et couronner à Reims, malgré tous ses haineux et mortels ennemis.
  Le roi, entendant les paroles et les promesses d'une jeune fille qui n'avait pas les habits de son sexe, les tint pour vaines et sans portée, et n'y ajouta pas foi. Jeanne maintint ses paroles, observant que l'aide de Dieu dont elle était l'envoyée ne doit pas être refusée, mais joyeusement acceptée. Le roi alors, en prince sage et prudent, qui espérait toujours quelque secours de la grâce de Dieu, se remémorant qu'anciennement des femmes, telles que Judith et d'autres, avaient fait des merveilles, assembla son conseil et d'autres clercs, afin que la chose étant discutée et débattue dans de bonnes et mûres délibérations, il pût savoir si l'on pouvait conjecturer et avoir quelque espérance que l'aide de Dieu arrivait par cette femme. Les clercs et le conseil discutèrent la matière par plusieurs et diverses journées ; et considérant, sachant que les oeuvres de Dieu surpassent notre science, que plusieurs fois il avait envoyé aux siens de merveilleux et miraculeux secours, tirèrent leurs conclusions, et répondirent au roi, en cette manière :
« Très cher Sire, la matière qu'il vous a plu de nous déclarer et de soumettre à nos délibérations, passe l'entendement humain; il n'est personne qui puisse en juger et en décider, car les oeuvres de l'unique et souverain Seigneur se diversifient et sont insondables ; mais attendu la nécessité de votre très digne et excellente personne, et aussi la nécessité de votre royaume ; considéré les prières continues de votre peuple espérant en Dieu, et les prières de tous les autres amants de la paix et de la justice, répétant que l'on ne sait la volonté du Seigneur, il nous semble être bon que vous ne rejetiez pas et ne dédaigniez pas la Pucelle, qui se dit envoyée de Dieu pour vous aider et vous secourir, encore que ses promesses dépassent oeuvre humaine. Mais point ne dirons, ni n'entendons que vous croyiez légèrement en elle ; car le diable est subtil, habile à décevoir, et tendant à tirer tout à lui. C'est pourquoi il est juste et raisonnable que, selon la Sainte Écriture, vous la fassiez éprouver en deux manières, à savoir : par prudence humaine, vous enquérant de sa vie, de ses moeurs et de son intention, ainsi que le dit saint Paul: Probate spiritus si ex Deo sunt; et par dévotes oraisons, en demandant le signe de quelque oeuvre ou manifestation divine, par laquelle on puisse juger qu'elle est venue de par Dieu. C'est ce qui fut dit au roi Achaz, quand Dieu, lui promettant la victoire, lui ordonna de demander un signe: Pete tibi signum à Domino Deo tuo. Semblablement fit Gédéon qui demanda un signe ; semblablement firent plusieurs autres. »
  Le roi, d'après son conseil, observa ces deux manières vis-à-vis de la Pucelle, à savoir : probation par prudence humaine, et inquisition de signe par oraison. Pour la première, il fit rester la Pucelle avec lui dans sa cour pendant plus de six semaines, il la fit communiquer avec toutes gens, et examiner subtilement par les seigneurs d'Église et d'autres clercs; elle vécut toujours en la compagnie de personnes de dévotion, dames, demoiselles, veuves et pucelles; et quelquefois fut en la présence du roi, en compagnie d'hommes d'armes et d'autres. Mais en quelque manière que ce fût, en particulier et en public, on ne vit et on n'observa rien en elle, si ce n'est du bien : humilité, patience, virginité, dévotion et honnête simplicité. Sur sa naissance et sur sa vie, plusieurs choses merveilleuses furent apprises être conformes à la vérité. Quant à la seconde manière d'inquisition, ou d'obtention de signe par oraison, la Pucelle, interrogée sur ce point, répondit qu'elle le montrerait devant Orléans et non ailleurs ; car cela lui était ainsi ordonné par Dieu. Le roi, après avoir fait, autant que cela lui était possible, ladite probation de la Pucelle, considérant qu'elle lui avait promis de montrer un signe de sa mission, voyant sa requête constante, persévérante, instante, d'aller à Orléans pour y démontrer un signe du divin secours, ne voulut plus empêcher ce voyage. Mettant son espérance en Dieu, il assembla ses gens d'armes, épars dans le pays, les fit apprêter pour conduire la Pucelle à Orléans, sans vouloir se montrer répugner au Saint-Esprit, ou ingrat envers la bonté et miséricorde de Dieu et indigne d'en être secouru, selon qu'il avait été exposé en la délibération de son conseil.

  La Pucelle, voyant les préparatifs qui se faisaient pour le secours d'Orléans, fit, avec la permission du roi, écrire une lettre aux capitaines Anglais qui y tenaient le siège, en la teneur qui suit :
  « Jhesus, Maria! toi, roi d'Angleterre, et toi, duc de Bedford, qui te dis régent de France, vous, Guillaume de la Poule, comte de Suffolk, Jean, sire de Talbot, et Thomas, sire de Scales, qui te dis lieutenant du duc de Bedford, faites raison au roi du Ciel, de son sang royal ; rendez à la Pucelle envoyée de Dieu le roi du Ciel, les clés de toutes les bonnes villes que vous avez prises et violées en France ; car elle est venue ici de par Dieu réclamer tout le sang et droit royal ; elle est prête de faire paix, si raison voulez lui faire, en partant de France, et en payant le roi de ce que vous l'avez tenue.
« Et vous, archers et compagnons de guerre, nobles et autres qui êtes devant la ville d'Orléans, partez de par Dieu, et allez-vous-en votre pays; et si ainsi ne le faites, attendez les nouvelles de la Pucelle, qui bientôt vous visitera à votre grand dommage.
« Et toi, roi d'Angleterre, fais ce que je viens de t'écrire. Si tu ne le fais, je suis chef de guerre ayant puissance et commission de Dieu de chasser et de poursuivre par force tes gens, partout où je les atteindrai ès parties de France. S'ils veulent obéir, je les aurai à merci ; sinon, je les ferai mettre à mort.
« Je suis venue de par Dieu le roi du Ciel pour vous expulser de France, ainsi que tous ceux qui voudraient faire trahison, malengin, ou dommage, au royaume Très-Chrétien.
« N'allez pas croire que vous tiendrez ledit royaume, de Dieu, le roi du Ciel, le fils de la Vierge Marie ; car Charles, qui en est le vrai héritier, le tiendra, que vous le vouliez, ou non ; c'est la volonté du roi du Ciel et de la terre. Cela lui est révélé par moi qui suis pucelle ; et qu'il entrera à Paris, en bonne compagnie.
« Si vous ne voulez croire les nouvelles de Dieu et de la Pucelle, quel que soit le lieu où nous vous trouverons, nous vous percerons du fer à coups redoublés, et ferons un tel carnage que, passé mille ans, il n'en fût pas de si grand en France.
« Faites donc raison, et croyez la Pucelle. Que si vous ne le faites, le roi du Ciel lui enverra et lui donnera, à elle et à ses bonnes gens d'armes, plus de force que vous ne pourrez lui livrer d'assauts ; et aux horions, l'on verra qui a le meilleur droit aux yeux du Dieu du Ciel.
« Toi, donc, roi d'Angleterre, et toi, duc de Bedford, la Pucelle vous prie que vous sortiez du pays; car elle ne veut pas vous détruire, si vous lui faites raison; mais si vous ne la croyez pas, tel coup pourra venir que les Français en sa compagnie feront le plus beau fait qui jamais fut vu en Chrétienté.
« Envoyez réponse, si vous voulez faire la paix, et partir d'Orléans. Si vous ne le faites, attendez-moi pour votre grand dommage et dans peu.

« Écrit le mardi de cette semaine sainte, et le pénultième de mars mil IIIIe XXVIII (v. st.) (2). »



                                         

t ces choses ainsi faites, et le armée de France assemblée et preste, la dite Pucelle se parti de Chinon, tirant vers Orliens, le joedi XXIe de apvril, mil IIIIc XXIX, et ala à Blois, où elle attendi les vivres et puissance qui se debvoient mettre dedens la dite ville de Orliens, jusques an joedi ensicvant, et adont elle se parti du dit Blois, aiant son estandard de blancq satin, auquel estoit figuré Jhesu Christ séand sur les arches, monstrant ses plaies, et à caseun lez, un angel tenant une fleur de lis.
  Et estoient en sa compaignie monsr le marescal de Bousac, monsr de Gaucourt, monsr de Rays, Lahire et plusieurs aultres grands seigneurs, en nombre de tous combattans environ III mil, que de pied que de cheval. Et menèrent avec eulx parmi la Saloingne, environ LX carios de tous vivres, et IIIIC XXXV chargés de bestail. Et l'endemain, ilz vinrent à la dite ville de Orliens, emprès la rivière, où ceulx de la dite ville les vinrent quérir par navires, malgré les Englès, qui ne osèrent issir de leurs trenquis et bastilles, ne faire quelque résistence. Et la Pucelle, voiante que on le avoit mené du costé de la Saloingne, et que elle ne avait trouvé les Englés, fut très couroucée vers les capitaines, et commencha plorer. Et incontinent charga la compaignie que ilz retournassent au dit Blois querre les vivres que ilz y avoient laissiés, et que ilz les amenassent du côté de la Biausse, et que elle les adevanceroit avecques une partie de ceulx de la ville de Orliens, et bien leur dist que rien ne doutassent, et que ils ne trouveroient quelque empeiscement. Et adont entra la dite Pucelle en la ville, et ses gens retournèrent au dit Blois, en obéissant et accomplissant son dit. Et après ilz se partirent dudit Blois, aiant le sourplus de vivre et grand nombre de bestail, comme boefs, porcs et moutons, le mardi IIIe de mai. Et l'endemain, veille de l'Ascension, ilz vinrent à Orliens du dit costé de la Biausse, sans quelque empeiscement à l'aler ne au venir, par trait ne aultrement, combien que les Englès se assemblèrent environ XIIIIc combatans, pour les envaïr au retour, mais ilz ne osèrent, car la dite Pucelle, aiante grosse puissance de ceulx de ladite ville, ala au devant de eulx, et les reçupt malgré leurs anemis, et les conduisit en ladite ville.

  Et tost après que lesdits vivres furent en la ville de Orliens, la Pucelle aiante son estandart et sa puissance, ala assaillir la bastille de St-Leu, qui estoit forte et de grand deffense, une partie de ses gens de cheval ordonnez à garder que les Englès de aultre costé ne leur feissent souccours ; et la dite Pucelle, avec ceulx de sa route, venus à ladite basteille, firent tant, parmi le ayde et volunté de Dieu, que elle fut prise par vive force de assault, et y morurent environ CLX Englès sans les prisonniers qui furent environ XIIII. Et là conquirent grands vivres et plusieurs pièches de artillerie et aultres bagues, sans quelque perte des leurs, sinon II hommes. Et adont se retraiyrent, menans tout en ladite ville.

       

  Et l'endemain feste de l'Ascension de Jhesu-Crist, la dite Pucelle aiante son estandart en la main, issi de ladite ville de Orliens avec sa puissance du costé de la Saloingne, et monstra semblant assaillir leur bastille. Et par une fainte retraite que elle commanda faire, les Englès sallirent hors de icelle après eulx à grand puissance. Et adont ladite Pucelle et Lahire voiands les dits Englès estre issus retournèrent vigoreusement supz eulx, et les reboutèrent et poursievirent si asprement, que à paines se poiirent retraire en leur fort ; et là morurent XXX englès. Et fut le ung de leurs fors pris et un bolvercq et grand nombre de vitailles. Et les Englès, voiands que ainsi ils estoient reboutez, deffirèrent III bastilles qui estoient du dit costé de la Saloingne, et tous se retraiyrent on leur grande bastille du bout du pont.

  Et ceste nuite, tint la dite Pucelle et les siens les champs, jusques au cler jour, dudit costé de la Saloingne. Et le dit jour commenchié esclarchir, et la Pucelle et ses gens appointés et ordonnez, se efforchièrent envaïr ladite grande bastille du bout du pont, qui estoit moult forte et comme imprenable, et où estoit grand nombre d'Englès et belle ordonnance de deffense de bombardes, canons et aultre trait à poure.
  Laquele bastille fut telement défendue par lesdits Englès, que, par tout le jour, Franchois rien ne y conquirent. Et ceste envaïe se continuant jusques assez tart du vespre, la Pucelle, comme il pleut à Dieu, fut bléchée par trait lui entrant environ ung pole en la poitrine, deseure la dextre mamelle ; de laquelle bléchure elle se monstra plus estre lie que tourblée, et demandante un peu de ole d'olive, avec coton tira elle meismes le trait de sa poitrine et mist le dit ole dessups et dict : « Maintenant ne ont les Englès comme rien de puissance, car ceste bléchure est le signe de leur confusion et misêre, révélé à moi de par Dieu, et de moi non déclaré jusques à présent. » Et incontinent, elle appointée et armée, se tirante à part et appoiante sups sa lance, tenans icelle de la main, fist semblant faire oration à Dieu, la face eslevée vers le ciel. Et, ce fait, elle retourna aux gens d'armes et leur monstra ung lieu de ladite bastille, leur commandant que ilz le envaïssent par là et entrent en icelle, lesquelz obéissans, tous de ung commun accord avec elle la première, assaillirent icelle et telement le oppressèrent, que, Dieu aidant, promptement fut prise de force. Et eulx dedens entrez, y eubt, que pris que mors, environ Vc Englès des principaulx de leur ost. Et lesdits Englès voiands la dite bastille estre prise et eulx cuidans retraire dedens la tour du pont, ledit pont fondi et chéi en le eaue, dessupz lequel estoit Classedas, ung de leurs ciefs souverains, et aultres grands seigneurs avec lui, jusques environ XXX, qui tous furent noiez. Et ceste chose fut tenue comme miraculeuse. Et, en ceste conqueste, gaignièrent les Franchois grand habondance de vivres et de artilleries, comme bombardes, canons, serpentines, veuglaires et aultres engiens et bagages. Et, le meisme jour assez tart, entra la dite Pucelle avec ses gens, en la ville de Orliens, en grand joie de coer et rendant grâces à Dieu de la dite victoire, et menans leurs prisonniers devant eulx : et leurs gens reveus, après la dite conqueste et assaut, ne trouvèrent que V hommes moins et peu de bléchiés. Et de ceste journée dirent aulcuns et affermèrent que durant ledit assault, furent véus deux blancs oiseaulx sups les espaulles de ladite Pucelle. Et les Englès prisonniers dirent et congneurent que il leur sembloit que les Franchois se monstroient être trois fois plus que ilz ne estoient, et que par ce avoient été si espoventez, que ilz ne avoient quelque puissance de eulx deffendre.

  Et, le dimence après et endemain de la dite victoire et conqueste, au point du jour, les aultres englès des Bastilles, du côté de la Biausse voiands leur male adventure et doubtans la puissance de la dite Pucelle, habandonnèrent leurs places et bastilles, et s'enfuyrent tous ensemble, qui bien estoient nombres XXVe. combatants, que de pied que de cheval. Et ceulx de la ville de Orliens, avec ladite Pucelle, voiands la fuite desdits Englès, issirent de la dite ville, en nombre de environ Vc chevaulcheurs, et férirent en la queue, et en occirent et prirent aulcuns, sans ce que ilz se retournassent ne monstrassent quelque défense. Et la Pucelle, ce voiands, fit retraire ses gens, sans souffrir que plus les poursievissent, disans que, puisque ilz se partoient, on ne les dedvoit trop aggresser, et mesmement ce que il estoit dimence, jour et feste du sabbat de Dieu, et aussi pour ce que elle leur avoit donné jour de eulx en aller jusques au lundi. Et eulx retrais en la dite ville et reposez la nuitée se partirent de icelle, l'endemain matin, et alèrent ès bastilles que les dits Englès avaient délaissé, ès esquels ilz trouvèrent pluiseurs vitailles, artilleries et aultres habillements de guerre, vaillables grand somme de argent.

 

  Ces choses ainsi faites, l'armée de France assemblée, les préparatifs achevés, la Pucelle partit de Chinon (de Tours), se dirigeant vers Orléans, le jeudi XXI avril mil IIIIC XXIX. Elle alla à Blois, où elle attendit jusqu'au jeudi suivant les vivres et les renforts, qui devaient être introduits dans Orléans. Elle partit donc de Blois, ayant son étendard de satin blanc, où était représenté Jésus-Christ assis sur les nues, montrant ses plaies, ayant à chacun des côtés un ange tenant une fleur de lis.
  Étaient en sa compagnie, M. le maréchal de Boussac, M. de Gaucourt, M. de Rais, La Hire, et plusieurs autres grands seigneurs ; le nombre des combattants, tant à pied qu'à cheval, s'élevait à environ trois mille. Ils menaient par le côté de la Sologne soixante chariots pleins de toute sorte de vivres, et quatre cent trente-cinq bêtes de somme chargées. Le lendemain ils arrivèrent à Orléans, près de la rivière, où ceux de la ville vinrent les chercher en bateau, malgré les Anglais qui n'osèrent pas sortir de leurs tranchées et de leurs bastilles, ni opposer quelque empêchement. La Pucelle voyant qu'on l'avait menée du côté de la Sologne, et qu'elle n'avait pas trouvé les Anglais, fut très courroucée contre les chefs, et se mit à pleurer. Incontinent elle donna ordre aux hommes de sa compagnie de retourner à Blois pour quérir les vivres qu'ils y avaient laissés. Elle leur prescrivit de les amener par la Beauce, leur promettant d'aller à leur rencontre avec une partie des combattants d'Orléans, leur affirmant avec assurance de n'avoir pas de crainte, qu'ils ne trouveraient aucun empêchement. La Pucelle entra donc à Orléans, et ses gens, obéissants et exécutant son ordre, retournèrent à Blois. Ils en repartirent le mardi 3e de mai avec le surplus des vivres et une grande quantité de bétail, tels que boeufs, porcs et moutons. Le lendemain, veille de l'Ascension, ils arrivèrentà Orléans, par le côté de la Beauce, sans aucun empêchement ni à l'aller ni au retour, sans qu'on lançât un trait contre eux, ni qu'on les molestât en aucune manière. Les Anglais cependant se rassemblèrent au nombre d'environ quatorze cents combattants pour les attaquer au retour, mais ils n'osèrent, car la Pucelle, avec un gros renfort de ceux de la ville, alla au-devant d'eux, les joignit malgré les ennemis, et les conduisit dans la cité.

  Sitôt que les vivres furent introduits, la Pucelle, son étendard en main, et disposant de ses forces, alla assaillir la bastille Saint-Loup qui était forte et bien défendue. Elle ordonna qu'une partie de ses gens à cheval garderaient que les Anglais des autres bastilles ne vinssent au secours de Saint-Loup; elle-même et ceux de sa troupe, arrivés à Saint-Loup, firent tant par l'aide et la volonté de Dieu, que la bastille fut prise d'assaut par vive force. Cent soixante Anglais environ y furent tués, et quatorze faits prisonniers. On y conquit beaucoup de vivres, plusieurs pièces d'artillerie, et d'autre butin. Les vainqueurs se retirèrent, en amenant le tout en ville.

  Le lendemain de la fête de l'Ascension de Jesus-Christ, la Pucelle, sonétendard en main, sortit de la ville avec ses combattants, et passa du côté de la Sologne; elle fit semblant de vouloir assaillir les bastilles. A la suite d'une feinte retraite qu'elle commanda, les Anglais en saillirent avec de grandes forces pour courir après les fuyards. Alors la Pucelle et La Hire, les voyant hors de leurs forts, retournèrent vigoureusement sur eux, et les poursuivirent si âprement qu'ils purent à peine se retirer dans leur bastille; trente Anglais furent tués, un de leurs forts et un de leurs fossés furent pris, ainsi que grande quantité de victuailles. Les Anglais, se voyant ainsi repoussés, défirent trois de leurs bastilles du côté de la Sologne, et se retirèrent tous en leur grande bastille du bout du pont.

  Cette nuit, la Pucelle et les siens tinrent les champs du côté de la Sologne jusqu'au clair jour. Quand le jour eut commencé à s'éclaircir, et que la Pucelle eut mis ses gens en état et les eut ordonnés, ils s'efforcèrent d'envahir cette grande bastille du bout du pont. Elle était très forte et comme imprenable, renfermait nu grand nombre d'Anglais, était bien disposée pour la défense, et pourvue de bombardes, de canons, et d'autres machines à explosion.
  La bastille fut si bien défendue par les Anglais que, pendant tout le jour, les Français n'y purent rien gagner. L'attaque se prolongeant jusques assez tard vers la fin du jour, il plut à Dieu que la Pucelle fût blessée d'un trait qui lui entra d'environ un pouce dans la poitrine, au-dessus de la mamelle droite. Elle s'en montra plus joyeuse que troublée; et demandant un peu d'huile d'olive avec « estou » (étoupe ?), elle tira le trait de la poitrine, versa l'huile par dessus la plaie, et dit : « Maintenant les Anglais n'ont plus de puissance; cette blessure est le signe de leur confusion et de leur malheur, signe que Dieu m'a révélé, et que je n'ai pas fait connaître jusqu'à présent ». Incontinent, pansée et armée, elle se tira à part, et s'appuyant sur sa lance qu'elle tenait dans sa main, elle se mit dans l'attitude d'une personne qui fait son oraison à Dieu, le visage levé au ciel. Cela fait, elle retourna vers les gens d'armes, leur montra un endroit de la bastille, et leur dit d'envahir la forteresse par là, et d'y entrer. Ils lui obéirent : tous d'un commun accord, elle-même en tête, assaillirent la bastille avec tant de vigueur que, Dieu aidant, elle fut promptement prise de force, et qu'ils y entrèrent. Environ cinq cents Anglais, appartenant à l'élite de l'armée, furent tués, ou faits prisonniers. En voyant la prise de leur bastille, les Anglais voulurent se retirer dans la tour du pont ; mais le pont fondit sous leurs pas et tomba dans l'eau, avec ceux qui étaient dessus, avec Glacidas, un de leurs généraux en chef, et avec d'autres grands seigneurs, au nombre de trente environ. Tous furent noyés. L'événement fut regardé comme miraculeux. En cette conquête les Français gagnèrent grande abondance de vivres, et beaucoup d'artillerie, bombardes, canons, serpentines, veuglaires et autres engins de guerre, et conquirent aussi du mobilier. Le même jour, assez tard, la Pucelle et ses gens, rentrèrent à Orléans, avec grande joie au coeur, rendant grâces à Dieu de la victoire, et menant leurs prisonniers devant eux. A la revue des gens de la Pucelle, faite après la victoire et l'assaut, il ne se trouva que cinq hommes de moins, et quelques blessés. Quelques-uns affirmèrent que durant l'assaut deux oiseaux blancs furent vus sur les épaules de la Pucelle. Les Anglais prisonniers dirent et attestèrent que les Français leur avaient paru trois fois plus nombreux qu'ils n'étaient, et que, par suite, ils avaient été si épouvantés qu'ils en avaient perdu la force de se défendre.

  Le dimanche suivant, lendemain de cette victoire et de cette conquête, au point du jour, les autres Anglais des bastilles du côté de la Beauce, voyant leur male aventure et redoutant la puissance de la Pucelle, abandonnèrent leurs places et bastilles, s'enfuirent tous ensemble, au nombre de deux mille cinq cents combattants, tant à pied qu'à cheval. Ceux de la ville et la Pucelle, voyant cette fuite, sortirent d'Orléans au nombre d'environ cinq cents chevaucheurs ; ils tombèrent sur la queue des fuyards, en tuèrent et prirent quelques-uns, sans qu'ils se retournassent, ou fissent quelque démonstration de se défendre (3). Ce que voyant, la Pucelle fit retirer ses gens et cesser la poursuite, disant que puisqu'ils partaient, l'on ne devait pas trop les harceler ; que d'ailleurs c'était dimanche, jour et fête du repos de Dieu, et qu'elle leur avait donné jour pour se retirer jusqu'au lundi. L'on rentra dans la ville, et, la nuit accordée au repos, le lendemain ceux d'Orléans sortirent, et allèrent aux bastilles délaissées par les Anglais. Ils y trouvèrent des vivres, de l'artillerie et d'autres armements de guerre, pour une grande somme d'argent.



                                         

t ces choses ainsi faites, la Pucelle manda au roi toute la besongne ainssi que elle estoit; lequel, oïand ces nouvelles, fut moult joieux, et, tost après, se parti de Chinon, pour aler devers elle, et vint en la ville de tours, le vendredi devant la Penthecouste ensievant. Et il venant en icelle ville, ladite Pucelle, qui peu avant y estoit venue, ala audevant de lui son estandart en sa main, et lui fist révérence, se inclinante dessups son cheval le plus bas que elle peut, le cief descouvert; et le roi à cest abordement osta son caperon et le embracha en la suslevant; et, comme il sembla à pluiseurs, voullentiers le euist baisée de la joie que il avoit. Et cette joieuse obviation faite, ils entrèrent en ladite ville de Tours, et se mirent en leurs hostelz. Et l'endemain vinrent nouvelles au roi que le sire de Scables et le sire de Talleboth et grand nombre de Englès, escappez du siège de Orliens, se estoient mis et enclos à Gergeau, à Baugentis et à Meun : lesqueles nouvelles oyes, il manda hastivement le bastard de Orliens et Poton de Saint-Traille, qui avoient esté capitaines de ladite ville, le siège durant, et pluiseurs aultres seigneurs, estans en garnison et forteresses de là entour. Et eulx assemblez à Tours, le roi leur commanda aler avec la Pucelle après les dits Englès. Et adont se parti ladite Pucelle de Tours, à bonne puissance de gens d'armes, et alèrent asségier la ville de Gergeau, où ledit sire de Talleboth et celui de Scables estoient avec grand nombre d'Englès ; et est icelle ville supz la rivière de Loire, à VIII lieues de Orliens. Et eulx venus devant ladite ville subitement y firent un grand et merveilleux assault, lequel ils continuèrent, tant que ilz la prirent par force et là fut pris le sire de Talleboth et le sire de Scables, lesquelz la Pucelle laissa aler, par aulcun traitié que ilz promirent entretenir.
  Et ce fait, aulcuns des cappitaines dirent à ladite Pucelle que elle avoit mal fait de laissier aler les anemis du roi, ausquelz elle respondi que briefvement seroient repris aultre part, et que ilz ne tenroient chose que ilz euissent promis.
  Et de là s'en allèrent à Meun, qui est à V lieues de Orliens, au dessoubz de ladite rivière, et le prirent de assault et de là à Baugentis. Mais eulx venus illec, la garnison avec aussi la plus grand partie de ceulx de ladite ville, se estoient partis et enalez, et adont ceulx qui estoient demourez ou castiel les reçuprent et leur livrèrent ladite ville et le castiel. Et, après ce, la Pucelle, avec les cappitaines et gens d'armes, s'en alèrent audevant et contre VIm Englès, qui venoient pour souccourrir leurs gens, avec lesquelz se estoient mis le sire de Talleboth et celui de Scables, que ladite Pucelle avoit laissié aler, comme dessupz est dit, et aussi pluiseurs aultres Englès, lesquelz avant s'enfuioient. Lesqueles II armées se entrecontrèrent emprès Patay, en Biausse, à VI lieues de Orliens. Et illec se portèrent les Franchois si vaillamment que, Dieu aidant, lesdits Englès furent desconfis et près tous mors. Et là furent repris le sire de Scables et celui de Talleboth et pluiseurs aultres. Et ceste baptaille faite, et les prisonniers emmenez avec toute la despoulle, grand joie fut faite et loenges rendues à Dieu, congnoissans que toute victoire vient de lui. Et les prisonniere présentez au roi, il les reçupt très liement, en remerciant ladite Pucelle et les cappitaines, et rendant graces à Dieu, qui donnoit corage à une femme de teles emprises. Et adont se parti le roi, de Tours et ala à Orliens, avec plusieurs seigneurs, chevalliers, escuiers, cappitaines et aultres ; et, illec venu fut reccu à grandjoie.

  Et après ces choses ainssi aciefvées, le roi, par le conseil de la Pucelle et de aulcuns seigneurs de sa court, se parti de la ville de Orliens, aiant belle compaignie de gens d'armes, et tira vers la ville et cité de Rains, pour être sacrez et couronnez. Et, en faisant le dit voiage, mist en son obéissance pluiseurs villes et forteresses alors tenues des Englès, c'est assavoir: Aussoire, Sens, Troies, Chalon et aultres pluiseurs. Et, après ce, le roi vint et entra en ladite ville de Rains, le samedi XVIe de juillet du dessupzdit an mil IIIICXXIX à VII du vespre, et, l'endemain à III heures du matin, ala en l'église Nostre-Dame, avec pluiseurs seigneurs et aultres. Et eulx entrez dedens ladite église, elle fut close jusques à IX heures, et adont ladite église ouverte, le roy fut sacrez et couronnez par monseigneur le archevêque de ladite ville et cité de Rains. Et, ce fait, les seigneurs, qui là estoient, lui firent hommage tel que il appertenoit à leurs seignouries et tenemens. Et adont fist le roi un que ducs, que contes, et environ IIc chevalliers.

  Et après se parti de ladite ville, prenant chemin vers Paris. Et, en ceste voie, se rendirent à lui les villes qui s'ensièvent, c'est assavoir : Laon, Soissons, Compiègne, Casteau-Tieri, Senlis, Beauvais, Laingni et pluiseurs aultres forteresses et casteaux. Et fait à présupposer et extimer que se toudis euist procédé avant, tôst eust reconquesté tout son roiaulme, car les Englès et autres ses adversaires estoient si esbahis et efféminez, que à paines se osoient amonstrer ne deffendre la pluspart de eulx, sans espérance deéviter la mort, fors par fuir. Et le roi ainsi besongnant vint à Saint-Denys avec son armée, et lui, entré en l'abaye, fit célébrer les obsèques et service du roi Charle son père, VIe de ce nom.
  Et, en tout ce voiage, la Pucelle ne avoit aultre intention, fors de elle et ses gens assaillir la ville et cité de Paris ; devant laquele elle fist plusieurs courses, avec les siens, et partout là entour. Et estoit courouchée que aultrement ne se faisoit; mais les cappitaines ne se accordèrent assallir ladite ville; ains, par aulcuns du conseil du roi, firent retraire leurs gens d'armes, dont il convint que ladite Pucelle se restraiist à Saint-Denis, où le roi se tenoit. Et m jours après, le roi créand aulcuns de son conseil, contre le gré de ladite Pucelle, s'en ala menant icelle avec lui, oultre la rivière de Loire. Et là se tint tout le yver, sans gaire besongnier au fait de la guerre, dont ladite Pucelle estoit très mal contente, mais ne le povoit amender.

  L'an mil IIIIc et XXX, tantost après Pasques, Philippe, duc de Bourgongue, et sire Jehan de Lucembourcq, conte de Lingni, avec plusieurs cappitaines d'Engleterre, et aians grand puissance de gens d'armes, Englès, Bourguignons, Picars et Portugalais, s'en alèrent en France et conquestèrent aulcunes villes et forteresses, qui se estoient rendues au roi, au voiage de Paris, comme dessupz est dit; et tant que les dessudits, avec leur armée, vinrent devant Compiengne, et y mirent le siège, et se fortifièrent de bol vers et bastilles pour les affamer. Et avoit ledit duc de Bourgongne grand nombre de Portingalois avec lui à cause que il avoit espousé la fille du roi de Portingal, dont les nocpces avoient été faites au mois de janvier précédent, en la ville de Bruges;èsquels on fist pluiseurs esbatement de joustes, tournois et aultres noblesses sumpteuses...

[Ici le chroniqueur raconte les prodigalités du duc à ses noces ]

  Le duc de Bourgongne dont, avec ses aliez et armée, estant fortifiez devant ledite ville de Compiengne pour icelle affamer, et aulcun bon cappitaine, de nom Guillaume de Flavi, estant dedens et bien deffendant icelle avec le ayde des manans et habitans, le roi, par aulcun de son conseil, envoia en leur ayde Jehenne la Pucelle avec IIc hommes Ytaliens, Et ladite Pucelle, venue en ladite ville, et, aulcun jour, issue pour grever leurs anemis, avec ceulx de la ville et lesdits Ytaliens, après longe escarmuce par eulx faite, et cuidans rentrer en icelle, furent si opprimez et constrains de leurs adversaires, que ladite Pucelle fut retenue prisonnière et livrée en la main de messire Jehan de Lucembourcq, lequel envoia ladite Pucelle ou castiel de Biaulieu, commandant icelle emprisonner en une tour. Et après la prise de ladite Pucelle, le duc de Bourgongne, pour aulcuns ses affaires de Braibant et de Liège, se parti dudit siège, laissant ses gens illec; lesquelz y furent, avec le aultre armée, que la Toussaint approchoit.

[Ici le chroniqueur raconte la délivrance de Compiègne et puis reprend l'histoire de Jeanne.]

  Ce siège durant, Jehenne la Pucelle estoit enfermée et tenue prisonnière en une tour ou castiel de Biaulieu, de laquelle elle cuidante escaper, sailli de haut embas : dont telement fut bléciée que aler ne s'en peut, et fut reprise et menée à Biaurewart, où elle fut prisonnière tant que ledit siège fut deffait ; et adont messire Jehan de Lucembourg le délivra aux Englès, lesquels le menèrent à Rouen, où longement fut tenue prisonnière. Et depuis dirent et affermèrent pluiseurs que, par le envie des capitaines de France, avec la faveur que aulcuns du conseil du roi avoient à Philippe, duc de Bourgongne et audit messire Jehan de Lucembourcq, on trouva couleur de faire morir ladite Pucelle par feu, en ladite ville de Rouen, non trouvant en elle aultre cause ne culpe, fors que elle avoit esté, durans toutes les dessupzdites conquestes, en habit dissimulé.


 

  Ces événements accomplis, la Pucelle les manda au roi tels qu'ils étaient arrivés. Pareilles nouvelles lui causèrent grande joie, et bientôt après il partit de Chinon pour aller vers elle. Il arriva à Tours le vendredi suivant, celui qui précède la Pentecôte. La Pucelle, qui y était venue un peu avant, alla à sa rencontre, son étendard en main, et lui fit la révérence, la tête découverte, en se baissant sur son cheval, le plus profondément qu'elle le put. Le roi, en l'abordant, ôta son chaperon et l'embrassa en la soulevant, et, comme il sembla à plusieurs, volontiers il l'eut baisée, tant il avait de joie. Après cette heureuse rencontre, ils entrèrent en la ville de Tours, et se mirent en leurs hôtels. Le lendemain, le roi reçut nouvelles que le sire de Scales, le sire de Talbot et grand nombre d'Anglais échappés du siège d'Orléans, s'étaient réfugiés et renfermés dans Jargeau, Baugency et Meung. Ainsi informé, il manda en toute hâte le bâtard d'Orléans et Poton de Xaintrailles, défenseurs d'Orléans durant le siège, et plusieurs autres capitaines en garnison dans les places d'alentour. Quand ils furent assemblés à Tours, le roi leur commanda d'aller avec la Pucelle contre les Anglais. La Pucelle partit donc de Tours, à bonne puissance de gens d'armes, et ils allèrent assiéger la ville de Jargeau, où se trouvaient le sire de Talbot et le sire de Scales avec un grand nombre d'Anglais. Jargeau est en amont de la Loire, à huit lieues d'Orléans. Arrivés soudainement devant la place, ils lui livrèrent un grand et merveilleux assaut, qu'ils continuèrent jusqu'à ce qu'ils s'en fussent emparés de vive force. Là furent pris le sire de Talbot et le sire de Scales, que la Pucelle laissa libres, à la suite d'un traité qu'ils promirent d'observer.
  Cela accordé, quelques capitaines dirent à la Pucelle qu'elle avait mal fait de laisser aller les ennemis du roi ; elle leur répondit qu'ils ne tarderaient pas à être repris autre part, et ne tiendraient pas ce qu'ils avaient promis.  De là, ils s'en allèrent à Meung qui est à cinq lieues d'Orléans (4), en aval de la rivière; ils prirent cette ville d'assaut, et de là vinrent à Baugency. A leur arrivée, ils trouvèrent que la garnison et la plupart des habitants de la ville étaient partis. Ceux qui étaient demeurés au château se rendirent et livrèrent la ville et le château.  Après la prise de cette ville, la Pucelle, les capitaines et les hommes d'armes, allèrent offrir la bataille à six mille Anglais qui venaient secourir leurs gens. Parmi ces Anglais se trouvaient les sires de Talbot et de Scales, que la Pucelle, comme il vient d'être dit, avait laissés s'en aller, et aussi plusieurs autres Anglais qui auparavant s'enfuyaient. Les deux armées se rencontrèrent près de Patay-en-Beauce. Les Français se comportèrent si vaillamment que, Dieu aidant, les Anglais furent déconfits, et presque tous tués. Là furent repris les sires de Scales et de Talbot et plusieurs autres. La victoire remportée, et les prisonniers emmenés avec tout le butin, grandes réjouissances furent faites, et louanges rendues à Dieu, et il fut proclamé que toute victoire vient de lui. Les prisonniers furent présentés au roi ; il les reçut très joyeusement en remerciant la Pucelle et les capitaines, et en rendant grâces à Dieu qui donnait à une femme le courage de telles entreprises. Il partit de Tours, et avec plusieurs seigneurs, chevaliers, écuyers, capitaines et autres, il alla à Orléans, où il fut reçu à grande joie.

  Toutes ces choses accomplies, le roi, par le conseil de la Pucelle et de quelques seigneurs de sa cour, partit d'Orléans avec une belle compagnie de gens d'armes et tira vers la ville et la cité de Reims, pour y être sacré et couronné. Dans ce voyage, il mit en son obéissance plusieurs villes et forteresses alors occupées par les Anglais, à savoir Auxerre, Sens, Troyes, Châlons et plusieurs autres ; et après cela il arriva à Reims, et y entra le samedi seizième jour de juillet de l'an ci-dessus mil IIIIe XXIX, à sept heures du soir. Le lendemain à trois heures du matin, il alla avec plusieurs seigneurs et d'autres à l'église de Notre-Dame, et, eux entrés, l'église fut close jusqu'à neuf heures. L'église rouverte, le roi fut sacré et couronné par Monseigneur l'archevêque de ladite ville et cité de Reims. Après la cérémonie, les seigneurs qui là étaient, lui firent hommage, tel que le demandaient leurs seigneuries et possessions. Le roi fit quatre ducs ou comtes, et environ deux cents chevaliers.

  Et après il partit de Reims en prenant son chemin vers Paris. Pendant sa marche dans cette voie, se rendirent à lui les villes qui suivent, à savoir : Laon, Soissons, Compiègne, Château-Thierry, Senlis, Beauvais, Lagny, et plusieurs autres forteresses et châteaux. Il est à présumer et à estimer que s'il eût toujours marché de l'avant, il aurait bientôt reconquis tout son royaume; car les Anglais et ses autres adversaires étaient si ébahis et déconcertés, que la plupart n'osaient ni se montrer ni se défendre, ne comptant éviter la mort que par la fuite. Le roi en marchant ainsi vint à Saint-Denis avec son armée. Une fois logé à l'abbaye, il fit célébrer les obsèques et le service du roi Charles son père, VIe du nom.
  En tout ce voyage, la Pucelle n'avait qu'un but, assaillir, elle et les siens, la ville et cité de Paris. Elle fit avec ses gens plusieurs courses devant les remparts, et autour de la place, et elle était courroucée de ce qu'elle était peu secondée ; mais les Capitaines ne s'accordérent pas pour l'attaque de la ville ; quelques conseillers du roi firent retirer leurs gens d'armes; ce qui contraignit la Pucelle à se retirer elle aussi, à Saint-Denis, où le roi se tenait. Trois jours après, le roi, donnant créance à quelques-uns de son conseil, s'en alla, contre le gré de la Pucelle, remmenant avec lui au delà de la Loire. Il se tint là tout l'hiver, sans guère s'adonner aux affaires de la guerre, ce dont la Pucelle était très mal contente; mais elle ne pouvait pas y remédier.

  L'an mil IIIIC et X XX (1430), aussitôt après Pâques, Philippe, duc de Bourgogne, le sire Jean de Luxembourg, comte de Ligny, avec plusieurs capitaines anglais, et un très grand nombre de gens d'armes, Anglais, Bourguignons, Picards et Portugais, vinrent en France, et conquirent quelques-unes des villes et forteresses, qui, comme il a été dit, s'étaient rendues au roi, lors de son voyage vers Paris. Les seigneurs susdits vinrent avec leur armée devant Compiègne, l'assiégèrent, et pour l'affamer s'abritèrent derrière les boulevards et bastilles qu'ils y construisirent. Le duc de Bourgogne avait avec lui grand nombre de Portugais, parce qu'il avait épousé la fille du roi du Portugal; ses noces avaient été célébrées le mois de janvier précédent en la ville de Bruges...
  Le duc de Bourgogne donc, avec ses alliés et son armée, avait construit des forts devant la ville de Compiègne pour l'affamer. Dans la place était un bon capitaine, du nom de Guillaume de Flavy, qui la défendait bien, aidé qu'il était par les manants et par les habitants. Le roi, sur l'avis d'un de ses conseillers, envoya la Pucelle à leur secours avec deux cents hommes. Arrivée dans la ville, la Pucelle était sortie avec ceux de la cité et les Italiens pour harceler les ennemis. Après une longue escarmouche, pensant rentrer dans la ville, ils furent serrés de si près que la Pucelle fut retenue prisonnière, et livrée entre les mains de messire Jean de Luxembourg. Celui-ci l'envoya au château de Beaulieu, en commandant de l'emprisonner dans une tour. Le duc de Bourgogne, après la prise de la Pucelle, appelé par ses affaires de Brabant et de Liège, quitta le siège, en y laissant ses gens, qui y demeurèrent avec le reste de l'armée, jusqu'aux approches de la Toussaint...

  Durant ce siège, Jeanne la Pucelle était enfermée et tenue prisonnière en une tour du château de Beaulieu. Espérant s'en échapper, elle se jeta du haut en bas, et fut tellement blessée dans sa chute qu'elle ne put s'enfuir. Elle fut reprise, et menée à Beaurevoir, où elle fut captive jusqu'à ce que le siège de Compiègne fût levé. Alors messire Jean de Luxembourg la livra aux Anglais, qui la menèrent à Rouen, où longtemps elle fut tenue prisonnière. Plusieurs ont dit et affirmé depuis que, à cause de la jalousie des capitaines de France, que secondait la faveur dont quelques-uns du conseil du roi jouissaient auprès de Philippe de Bourgogne et de messire Jean de Luxembourg, on trouva couleur de la faire mourir par le feu, à Rouen. On ne put relever contre elle aucun motif de condamnation, aucune faute, si ce n'est que, durant toutes les conquêtes ci-dessus racontées, elle avait porté un vêtement qui n'était pas celui de son sexe.


                                  


Source :
"La vraie Jeanne d'Arc - t.III : La libératrice" - J.-B.-J. Ayroles - 1897.

Notes :
1 Extrait analytique des registres des consaux de Tournay, t. I, p 48.

2 Le mardi de la semaine sainte était le 22 mars (et non pas le 30).

3 Le chroniqueur attribue ici à la Pucelle ce qui fut le fait de La Hire, après des incidents racontés par d'autres historiens.

4 à 18 km.
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