Son histoire
par Henri Wallon

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Le registre delphinal
Mathieu Thomassin - index


Les pages suivantes ne sont pas tant une Chronique suivie que l'expression des sentiments provoqués chez les contemporains par l'apparition de la Pucelle. Elles ne manquent pas cependant de renfermer comme faits d'importantes particularités. L'auteur est un grave magistrat du temps, dans la pleine maturité de l'âge, lorsque parut la Pucelle, qui lui a survécu de longues années.

  Mathieu Thomassin, ainsi qu'il nous l'apprend lui-même dans le livre dont les pages suivantes sont un extrait, naquit à Lyon en 1391. Il étudia le droit à Orléans. Après avoir passé sa licence il suivit la cour du parlement, pour s'initier à la pratique des affaires: il était à Paris en 1417. Charles VII l'employa dans l'administration du Dauphiné ; il était membre du présidial lors de l'apparition de la Pucelle.
  Louis, devenu Dauphin de bonne heure, et seigneur du Dauphiné avant d'être Louis XI, lui témoigna plus de confiance encore. En date du 20 mai 1456, il lui adressait les lettres patentes suivantes : « Nous, informé à plein de vos sens, science, prudhommie, loyauté et bonne diligence, attendu mêmement que vous êtes le plus ancien de nos officiers... vous mandons et commettons par ces présentes, que de nos anciens droits, privilèges, libertés, gestes, faits et autres choses touchant notredit pays, vous vous informiez diligemment et au vrai, et tout ce que vous en trouverez, enregistrez ou faites enregistrer en livre et registre dû, pour être mis et gardé en notre chambre des comptes, à Grenoble, en perpétuelle mémoire ». La commission était accompagnée des pouvoirs les plus étendus pour se faire livrer par tous et partout les pièces qui pourraient servir au travail assigné.
  Le champ était vaste. L'auteur se mit à l'oeuvre. Il en sortit le manuscrit conservé aujourd'hui à la bibliothèque de Grenoble sous le titre de« Registre Delphinal ». Bien des matières certes sont abordées; mais soit que l'auteur ait manqué de temps pour coordonner ses recherches, soit qu'il n'eût pas les aptitudes nécessaires, le « Registre Delphinal » est un vrai chaos ; il serait difficile d'en retracer la marche et la suite.

  Ce qui est manifeste, c'est que l'auteur est un homme de foi, profondément Chrétien et profondément Français, jaloux du pouvoir civil et politique à l'encontre du clergé, dont il combat en maints endroits les empiétements réels ou prétendus.
  Dans la longue énumération des privilèges du roi de France, voici ceux qu'il met en tête : L'Église universelle, et tous les chrétiens appellent le roi de France Très-Chrétien comme chef de toute Chrétienté. Le royaume a pour spécial protecteur, guide, et défendeur le glorieux Archange saint Michel. Depuis que le roi Clovis fut fait Très-Chrétien, les rois de France jamais ne se départirent de la foi chrétienne, ils ont remis sur leur siège plusieurs Papes qui en avaient été chassés et déboutés. Thomassin énumère les Papes ainsi rétablis, et les privilèges concédés par leur reconnaissance, entre autres celui-ci : le Pape Estienne II excommunia et mauldit tous estrangers qui vouldroient nuyre et invader ledit royaulme.
  Voici comment il parle du privilège de guérir les écrouelles : Par don et grâce spéciale de Dieu, les rois de France ont autorité et vertu de guarir des écrouelles... Quand la personne qui est malade vient en foi et dévotion devers le roi, lequel après ce qu'il a ouï la messe et fait son oraison à ce propre, se vire vers la personne ou les personnes malades, leur fait le signe de la croix, et embrasse le col malade de la main, incontinent le mal cesse et ne croit plus. J'en ai vu guarir plusieurs au roi Charles septième, qui est à présent...
  Du Ciel fut envoyée une bannière appelée l'auriflambe. D'après Thomassin, ce n'était pas l'oriflamme même que, aux jours de grand péril, l'on portait dans les combats, mais une reproduction minutieusement et religieusement taillée sur le signe gardé à Saint-Denis.
  Avec des idées si hautes, on s'explique l'impression produite par l'apparition de la Pucelle sur l'éminent magistrat, et, qu'ainsi qu'il le dit, il ait voulu en consigner le souvenir dans un livre où il ne semblait pas devoir se trouver.
  Le Dauphiné avait son gouvernement à part ; mais, gouverné par l'héritier présomptif de la couronne, il payait largement dès lors à la France son tribut de sacrifices et de sang.
  La sentence des docteurs rendue sur la Pucelle à l'entrée de sa carrière, se trouve dans Thomassin. On en a vu la substance dans la Chronique de Tournay, on la retrouvera dans Eberard de Windecken; c'est la confirmation des textes isolés qu'on lit dans certains manuscrits. Dans la lettre aux Anglais, citée précédemment, Jeanne s'adresse successivement au roi d'Angleterre et à tous ceux qui concouraient à la conquête de la France; Thomassin suppose que ce sont autant de lettres séparées. Il transcrit les vers inspirés par la prophétie de Merlin. Il emprunte de multiples strophes au petit poème que Christine de Pisan composa sur la Libératrice, après le sacre, dans les derniers jours de juillet. Les deux poésies prouvent que l'on n'attendait pas seulement l'expulsion de l'Anglais, mais comme une sorte d'âge d'or.

  A tous ces points de vue, les pages de Thomassin sont d'un grand intérêt.
  Buchon, qui a produit à la lumière tant de manuscrits de notre histoire ensevelis dans la poussière des bibliothèques, a le premier publié, dans son Panthéon littéraire, les pages de Thomassin sur la Pucelle. La notice que l'on vient de lire sur ce magistrat lui a été partiellement empruntée.
  La complaisance de M. le bibliothécaire de la ville de Grenoble, M. Maignen, nous a fourni toute facilité pour collationner le texte de Quicherat avec le manuscrit original... A un mot près qui sera signalé, les variantes ne portent que sur l'orthographe.

            

Chapitres :
chap. I
chap. II
chap.III
chap.IV


                                         

e roy (3) estant ès mains des Angloys, mourut l'an mil quatre cens vingt et deux. Et adonc s'appela roy mondit seigneur le daulphin.
  Et pour ce que les ennemys tenoient toutes les places jusques à Reims, et aussi Reims, il ne fut point couronné jusques à l'advénement de la Pucelle.
  Et s'appeloit « Roy de France, daulphin de Viennois », ès lettres qui se adressoient par deça, jusques au temps qu'il bailla l'administration du Daulphiné à monseigneur (4). Et les ennemys se truffoient et mocquoient de lui, et l'appeloient « roy de Bourges », pource qu'il se y estoit retraict et y faisoit le plus sa demeurance...
  ...Et est vray que, tant par batailles, par rencontres, par siéges, par assaulx, que autrement, le royaume fut mené à tant qu'il eust esté du tout mené et mis à l'obéissance des Angloys et de leurs alliez, se Dieu n'en eust eu pitié, et envoyé secours par le moyen d'une pauvre bergerette appelée Jehanne.

  L'an MCCCCXXIX, vint ladicte Pucelle ; et par son moyen fut levé le siége, ainsi comme inexpugnable, que les Anglois tenoient devant la cité d'Orléans. L'an dessusdit elle mena le roy à Reims ; et là fut couronné le dix-septiesme jour de juillet, comme par miracle; mais après fut il toujours daulphin jusques au temps cy declairé.

                       

  Le roi étant ès mains des Anglais, mourut l'an mil quatre cent vingt-deux, et adonc s'appela roi Monseigneur le Dauphin.
  Et parce que les ennemis tenaient toutes les places jusqu'à Reims, et aussi Reims, il ne fut point couronné jusqu'à l'avènement de la Pucelle.
  Il s'appelait « roi de France, Dauphin de Viennois », ès lettres qui s'adressaient par deçà, jusques au temps qu'il bailla l'administration du Dauphiné à Monseigneur. Les ennemis se truffaient et se moquaient de lui, et l'appelaient « roi de Bourges », parce qu'il s'y était retiré et y faisait le plus sa demeurance.

  L'an mil CCCCXXIIII, le XVIIe d'août fut la bataille de Verneuil, et là moururent environ CCC chevaliers et écuyers du Dauphiné et toute leur suite, dont fut grand dommage. Les gens des trois États du Dauphiné, en mémoire perpétuelle de la vaillance et loyauté des Dauphinois, ont fait fonder au couvent des Jacobins de Grenoble pour tous les jours une messe qui se dit au grand autel; et au-dessus des chaires, là où se mettent le prêtre, le diacre et sous-diacre, ils ont fait peindre une grande image de Notre-Dame ayant un grand mantel, dedans lequel sont peints les seigneurs nobles qui furent morts à ladite bataille, tous armés, avec leurs cottes d'armes. Pareille messe et pareille peinture sont à Saint-Antoine de Viennois, au monastère. Les autres batailles et rencontres qui ont été faites par avant et depuis, je n'en dis rien.
  Et il est vrai que tant par batailles, par rencontres, par sièges, par assauts, que d'autre manière, le royaume fut mené à ce point qu'il eût été conduit et mis à l'obéissance des Anglais et de leurs alliés, si Dieu n'en eût eu pitié, et envoyé secours par le moyen d'une bergerette appelée Jeanne.

  L'an MCCCCXXIX vint ladite Pucelle, et par son moyen fut levé le siège, comme inexpugnable, que les Anglais tenaient devant la cité d'Orléans. L'an dessus dit, elle mena le roi à Reims ; et là il fut couronné le dixseptième jour de juillet, comme par miracle ; mais après il fut toujours Dauphin jusques au temps ci-dessus déclaré (5).



                                         

a dessusditte Pucelle estoit de Lorraine, du lieu de Vaucouleurs ; et fut amenée à mondit seigneur le daulphin par le chastelain dudit lieu, habituée comme un homme ; avoit courts les cheveulx et ung chapperon de layne sur la teste, et portoit petits draps comme les hommes, de bien simple manière. Et parloit peu, sinon que on parloit à elle. Son serment estoit : « Au nom de Dieu. » Elle appeloit mondit seigneur le daulphin,« le gentil daulphin » ; et ainsi l'appela jusques ad ce qu'il fust couronné. Aucunes fois l'appeloit, « l'auriflambe.» Et se disoit qu'elle estoit envoyée de par Dieu pour deschasser les Anglois, et que pour ce faire il la falloit armer : dont chacun fut esbahy de celles nouvelles. Et de prime face, chacun disoit que c'estoit une trufferie ; et à nulle chose que elle dist l'on ne adjouxtoit point de foy.
  Clercs et autres gens d'entendement pensèrent sur ceste matière, et entre les autres escriptures fut trouvée une prophétie de Merlin, parlant en ceste manière :
                     Descendet virgo dorsum sagittarii
                     et flores virgineos obscurabit
.

Sur lesdiz vers furent faictz autres vers dont la teneur s'en suit cy dessous :
                      Virgo puellares artus induta virili
                      Veste, Dei monitu, properat relevare jacente
                      Liliferum regemque ; suos delere nefandos
                      Hostes, præcipue qui nunc sunt Aurelianis,
                      Urbe sub, ac illam deterrent obsidione.
                      Et si tanta viris mens est se jungere bello,
                      Arma sequique sua, quæ nunc parat alma Puella,
                      Credit et fallaces Anglos succumbere morti,
                      Marte puellari Gallis sternentibus illos,
                      Et tunc finis erit pugnæ, tunc foedera prisca,
                      Tunc amor et pietas et cætera jura redibunt ;
                      Certabunt de pace viri, cunctique favebunt
                      Sponte sua regi, qui rex librabit et ipsis
                      Cunctis justitiam, quos pulchra pace fovebit ;
                      Et modo nullus erit Anglorum pardiger hostis
                      Qui se Francorum præsumat dicere regem.


  Avant que mondit seigneur le daulphin voulsist mectre ne adjouxter foy à laditte Pucelle, comme prince saige, mist en conseil ceste besongne; et furent les clercs mis ensemble, lesquelz, après plusieurs disputacions, furent de l'opinion qui s'en suit : « Premièrement que mondit seigneur daulphin, attendu la nécessité de luy et du royaume, » etc.
  Veue et considérée la conclusion, mondit seigneur le daulphin feit armer et monter ladicte Pucelle. Et si ay oy dire à ceulx qui l'ont veue armée qu'il la faisoit très bon voir, et se y contenoit aussi bien comme eust fait ung bon homme d'armes. Et quant elle estoit sur faict d'armes, elle estoit hardye et courageuse, et parloit haultement du faict des guerres. Et quant elle estoit sans harnoys, elle estoit moult simple et peu parlant.
  Avant qu'elle voulsist aller contre les Anglois, elle dist qu'il falloit qu'elle les sommast et requist, de par Dieu, qu'ilz vuydassent le royaume de France. Et feit escripre des lectres qu'elle mesmes dicta, en gros et lourd langage et mal ordonné. J'en ay leu les copies dont la teneur s'en suit. Et au dessus desdictes lectres avoit escript : « Entendez les merveilles de Dieu et de la Pucelle. »
Lettre au roy d'Angleterre.
« Roy d'Angleterre, faictes raison au roy du ciel de son sang royal. Rendez les clefz à la Pucelle de toutes les bonnes villes que vous avez enforcées en France. Elle est venue de par Dieu pour réclamer tout le sang royal. Elle est toute preste de faire paix, se voulez faire raison, par ainsi que rendez France, et payez de ce que l'avez tenu. Et se ainsi ne le faictes, je suis chief de guerre ; en quelque lieu que je atteindray voz gens en France, s'ilz ne veulent obéir, je les en feray issir, veulent ou non ; et s'ilz veulent obéir, je les prendray à mercy. Elle vient de par le Roy du ciel, corps pour corps, vous bouter hors de France. Et vous promet et certifie la Pucelle qu'elle fera si grand hahay, qu'il y a mil ans que en France ne fut si grant. Se vous ne lui
faictes raison, creez fermement que le Roy du ciel lui envoyera plus de force que ne lui sçaurez mener d'assauxà elle et a ses bonnes gens d'armes. »

L'autre lettre aux gens d'armes.
« Entre vous autres, archiers, compaignons d'armes gentilz et vaillans, qui estes devant Orléans, allez en vostre pays, de par Dieu. Et se ainsi ne le faites, donnez vous garde de la Pucelle, et de voz dommages vous souvienne briefvement. Ne prenez mye vostre opinion, car vous ne tiendrez mye France qui est au roy du ciel, le fils de sainte Marie ; mais la tiendra le gentil Charles. Se vous ne creez les nouvelles de Dieu et de la Pucelle, en quelque lieu que vous trouverons, nous frapperons dedans à grans horions ; et verrons lesquelz meilleur droit auront, de Dieu ou de vous. »

L'autre lettre aux capitaines des Anglois.
« Guillaume La Poulle, conte de Suffort, Jehan sire de Tallebot, et vous, Thomas sire de Scalles, lieuxtenans du duc de Bethfort, soy disant régent de France de par le roy d'Angleterre, faictes response se voulez faire paix à la cité d'Orléans ; et se ainsi ne le faictes, de voz dommages vous souvienne. »

L'autre lettre au duc de Bethfort.
« Duc de Bethfort, qui vous dictes régent de France de par le roy d'Angleterre, la Pucelle vous prie et requiert que vous ne vous faciez destruire. Se vous ne faictes raison, aux yeux pourrez veoir qu'en sa compaignée les François feront le plus beau fait qui oncques fut faict en chrestienté. »

  Lesdictes lectres feurent portées et baillées ; desquelles on ne tint pas grant compte ; et pour ce elle delibéra de tirer oultre à ce pourquoy elle estoit venue. Elle mist sus ung estendart dedans lequel estoit..., et monta sur un grant cheval, bien armée et habillée ; et avec les gens d'armes que mon seigneur le daulphin luy bailla, alla à Orléans où les Anglois avoient mis le siége très fort et, selon cours de nature, inexpugnable. Et n'y avoit espérance quelconque d'avoir secours ne ayde humaine, car monseigneur le daulphin avoit très peu de gens pour faire ung tel exploit, et estoit quasi du tout au bas, et tellement que, quant laditte Pucelle vint, on avoit mis en delibéracion que l'on debvroit faire se Orléans estoit prins ; et fut advisé par la plus grant part, s'il estoit prins, qu'il ne falloit tenir compte du demourant du royaume, veu l'estat en quoy il estoit, et qu'il n'y avoit remède, fors tant seulement que de retraire mondit seigneur le daulphin en cestuy pays du Daulphiné, et là le garder en attendant la grace de Dieu. Les autres dirent que plus convenable estoit d'attendre ladite grace au royaume, et qui autrement le feroit, l'on donnerait trop grant courage aux ennemys, et seroit pour tout perdre sans aucun rescours, et que meilleur estoit que tenir autre voye, car l'autre party estoit ainsi comme voye de désespéracion, qui moult desplaist à Dieu.
  Monseigneur le daulphin estoit en cestuy estat quant arriva laditte Pucelle, l'an que dit est ; et par son moien, et moiennant la grace de Dieu, par miracle évident, furent assaillies moult vaillamment et prinses les très fortes et inexpugnables bastilles que les Anglois avoient faictes, et tout le siége levé, au très grant dommage et très grant confusion des Anglois. Adonc furent faictz, par la Pucelle et par les gens de mondit seigneur le dauphin, faiz de guerre merveilleux et ainsi comme impossibles. De là en aprez laditte Pucelle feit une très grant poursuite encontre les Anglois, en recouvrant villes et chasteaux ; et si feit plusieurs faiz merveilleux ; car depuis laditte prinse d'Orléans, les Anglois ne leurs alliez n'eurent force ne vertu. Par ainsi le restaurement de France et recouvrement a esté moult merveilleux. Et sache ung chacun que Dieu a monstré et monstre ung chacun jour qu'il a aimé et aime le royaulme de France, et l'a especialement esleu pour son propre héritage, et pour, par le moyen de lui, entretenir la saincte foy catholique et la remettre du tout sus : et par ce, Dieu ne le veut pas laisser perdre. Mais sur tous les signes d'amour que Dieu a envoyez au royaume de France, il n'y en a point eu de si grant ne de si merveilleux comme de ceste Pucelle.

                   

  Ladite Pucelle était de Lorraine, du lieu de Vaucouleurs; elle fut amenée à Monseigneur le Dauphin par le châtelain dudit lieu, habillée comme un homme. Elle avait les cheveux courts et un chapeau de laine sur la tête; elle portait des chausses (6) comme les hommes, de bien simple manière. Elle parlait peu, sinon quand on parlait à elle; son serment était: Au nom de Dieu. Elle appelait mondit seigneur le Dauphin ; « le gentil Dauphin »; et ainsi elle l'appela jusqu'à ce qu'il fut couronné. Quelquefois elle l'appelait « l'auriflambe ». Elle disait qu'elle était envoyée de par Dieu pour déchasser les Anglais, et que, pour ce faire, il la fallait armer; dont chacun fut ébahi de celles nouvelles et de prime face chacun disait que c'était une trufferie ; et à nulle chose qu'elle dît l'on n'ajoutait point de foi.
  Clercs et autres gens d'entendement pensèrent sur cette matière, et entre les autres écritures fut trouvée une prophétie de Merlin, parlant en cette manière :
                     Descendet virgo dorsum sagittarii,
                     et flores virgineos obscurabit.

                     « Une vierge marchera sur le dos des archers, et les lis (7)...

Sur ces vers (?) furent faits d'autres vers dont la teneur s'ensuit :

                     Virgo puellares artus induta virili....
                      « Une vierge aux membres délicats, revêtue d'un vêtement guerrier, s'apprête sur l'ordre de Dieu à relever de la ruine le roi des lis, à anéantir ses maudits ennemis, surtout ceux qui, maintenant, sous les murs d'Orléans, étreignent cette cité dans un siège désespéré. Guerriers, si vous avez le coeur de la suivre au combat, de suivre la bannière guerrière qu'elle est en train de préparer, les perfides Anglais, croyez-le, seront anéantis ; conduits par ce capitaine enfant les Français les feront tomber sous leurs coups. Et dès lors plus de guerre ; dès lors se renoueront les anciens traités, la concorde, la piété, et tous les autres liens sociaux. Les guerriers seront animés d'émulation pour la paix, et le coeur de tous sera incliné vers le roi. Le roi distribuera impartialement la justice à tous, en les faisant tous jouir des douceurs de la paix. Plus de léopard anglais qui se dresse en ennemi ; plus d'Anglais qui ose se dire roi des Français ! »

  Avant que Monseigneur le Dauphin voulut mettre ou ajouter foi à la Pucelle, en prince sage, il mit cette affaire en conseil ; les clercs furent réunis, lesquels, après plusieurs disputations, furent de l'opinion qui s'ensuit :
« Premièrement que mondit seigneur le Dauphin, attendu la nécessité de lui et du royaume, et considéré les continuelles prières du pauvre peuple envers Dieu et tous les autres amants de la paix et de la justice, ne devait point rejeter ni mettre en arrière ladite Pucelle, nonobstant que les promesses et les paroles de ladite Pucelle soient par-dessus oeuvres humaines (8). Aussi mondit seigneur ne doit pas ajouter foi et légèrement croire en elle; mais, en suivant la Sainte Écriture, il doit la faire éprouver par deux manières, c'est à savoir par prudence humaine, en enquérant de sa vie, de ses moeurs, de son intention, comme dit saint Paul : Probate spiritus si ex Deo sint. — La seconde manière : par dévote oraison requérirà Dieu signe de quelque oeuvre ou espérance divine, par quoi on puisse juger que ladite Pucelle est venue de par la volonté de Dieu. Ainsi dit Dieu à Achaz, qu'il demandât signe, quand il plairait à Dieu qu'il eût victoire, en lui disant: Pete tibi signum à Domino Deo tuo; ainsi Gédéon demanda signe, et plusieurs autres. »
  Mondit seigneur le Dauphin, en suivant ladite délibération, fit éprouver la Pucelle de sa naissance, de sa vie, de ses moeurs et de son intention, et n'y trouva-t-on que tout bien. Puis il la fit garder bien et honnêtement par l'espace de six semaines en la toujours examinant; elle fut montrée à clercs, à gens d'Eglise, à gens de grande prudence et dévotion, à gens d'armes, à femmes honnêtes, veuves et autres, publiquement et secrètement.
  La Pucelle a conversé avec toutes manières de gens; mais en elle on n'a trouvé que tout bien, comme humilité, virginité, dévotion, honnêteté en toutes choses, et simplesse. De sa naissance, de sa vie, plusieurs choses merveilleuses ont été dites comme vraies.
  Quant à la seconde manière de probation, mondit seigneur le Dauphin lui demanda et pria qu'elle fit quelque signe, pour quoi on devait ajouter foi à elle qu'elle fût envoyée de Dieu. Elle répondit que devant la ville d'Orléans, elle le montrerait, et non pas avant ni en aucun autre lieu ; car ainsi lui avait été ordonné de par Dieu.
  Les choses dessus dites étant faites, il fut conclu, attendu ladite probation faite par Monseigneur le Dauphin en tant qu'à lui il a été possible, et (attendu) que nul mal n'a été trouvé en ladite Pucelle, et considérée sa réponse qui est de montrer un signe devant Orléans, vu sa constance et sa persévérance en son propos et ses instantes requêtes de l'armer et d'aller devant Orléans pour y montrer signe de divin secours, [il fut conclu] que Monseigneur le Dauphin ne la devait point empêcher d'aller à Orléans avec ses gens d'armes, qu'il la devait faire conduire honnêtement, en ayant bonne espérance en Dieu; car la rebouter ou délaisser sans apparence de mal, ce serait répugner au Saint-Esprit, et se rendre indigne de la grâce et aide de Dieu, comme dit Gamaliel au conseil des Juifs contre les Apôtres.
  Vue et considérée la conclusion, mondit seigneur le Dauphin fit armer et équiper la Pucelle. J'ai ouï dire à ceux qui l'ont vue armée qu'il la faisait très bon voir; et qu'elle s'y contenait aussi bien qu'eût fait un homme d'armes. Et quand elle était sur le fait des armes, elle était hardie et courageuse, et parlait hautement du fait des guerres. Et quand elle était sans harnais, elle était moult simple et peu parlante.
  Avant qu'elle voulût aller contre les Anglais, elle dit qu'il fallait qu'elle les sommât et les requît de par Dieu d'avoir à vider le royaume de France. Elle fit écrire des lettres qu'elle-même dicta, en gros et lourd langage et mal ordonné. J'en ai lu les copies dont la teneur s'ensuit. Et au-dessus desdites lettres il y avait écrit : « Entendez les merveilles de Dieu et de la Pucelle (9) ».
  « Roi d'Angleterre, faites raison au roi du Ciel de son sang royal. Rendez à la Pucelle les clefs de toutes les bonnes villes que vous avez enforcées en France. Elle est venue de par Dieu pour réclamer tout le sang royal. Elle est toute prête de faire paix, si vous voulez faire raison, par ainsi que rendez France (10), et payez de ce que vous l'avez tenue. Et si ainsi vous ne le faites, je suis chef de guerre; en quelque lieu que j'atteindrai vos gens en France, s'ils ne veulent obéir, je les en ferai issir (sortir), veuillent ou non; et s'ils veulent obéir, je les prendrai à merci. Elle (la Pucelle) vient de par le roi du Ciel, corps pour corps, vous bouter hors de France. Et vous promet et vous certifie la Pucelle, qu'elle fera si grand hahay (11), qu'il y a mille ans qu'il n'en fut si grand en France. Si vous ne lui faites raison, croyez fermement que le roi du Ciel lui enverra plus de force que vous ne sauriez lui mener d'assauts à elle et à ses bonnes gens. »

LETTRE AUX GENS D'ARMES. — « Entre vous autres, archers, compagnons d'armes, gentils et vilains (12), qui êtes dans Orléans, allez en votre pays de par Dieu. Et si ainsi ne le faites, donnez vous garde de la Pucelle; et de vos dommages vous souvienne (il vous souviendra) bientôt. Ne persévérez pas dans vos sentiments; car vous ne tiendrez point la France qui est au roi du Ciel, le fils de sainte Marie; mais la tiendra le roi Charles. Si vous ne croyez les nouvelles de Dieu et de la Pucelle, en quelque lieu que nous vous trouverons, nous frapperons dedans (dans vos rangs), à grands horions, et nous verrons lesquels auront meilleur droit de Dieu ou de vous. »

LETTRE AUX CAPITAINES DES ANGLAIS. — « Guillaume La Poule, comte de Suffolk, Jean, sire de Talbot, et vous, Thomas, sire de Scales, lieutenants du duc de Bedford, soi-disant régent de France de par le roi d'Angleterre, faites réponse si vous voulez faire paix à la cité d'Orléans, et si ainsi ne le faites, de vos dommages vous souvienne. »

AUTRE LETTRE. — « Duc de Bedford qui vous dites régent de France de par le roi d'Angleterre, la Pucelle vous prie et vous requiert que vous ne vous fassiez pas détruire. Si vous ne faites raison, de vos yeux vous pourrez voir qu'en sa compagnie les Français feront le plus haut fait qui oncques fut fait en la chrétienté. »

  Ces lettres furent portées et remises ; on n'en tint pas grand compte ; et pour cela la Pucelle se mit en devoir de tirer outre à ce pourquoi elle était venue. Elle arbora un étendard dedans lequel était...(13). Elle monta sur un grand cheval, bien armée et équipée; et avec les gens d'armes que Monseigneur le Dauphin lui donna, elle alla à Orléans où les Anglais avaient mis un siège très fort, et, selon le cours de nature, inexpugnable. Il n'y avait espérance quelconque d'avoir secours, ni aide de la part des hommes, car Mgr le Dauphin avait très peu de gens pour faire tel exploit. Il était quasi du tout au bas, tellement que, quand la Pucelle vint, on avait mis en délibération ce que l'on devait faire, si Orléans était pris. L'avis de la plus grande part fut que si cette ville était prise, il ne fallait pas tenir compte du demeurant du royaume, vu l'état dans lequel il se trouvait et qu'il n'y avait pas de remède, si ce n'est que Mgr le Dauphin se retirât dans ce présent pays du Dauphiné, et que là il le gardât en attendant la grâce de Dieu. Les autres disaient qu'il était plus convenable d'attendre ladite grâce au royaume, et qui autrement ferait donnerait trop grand courage aux ennemis; ce serait tout perdre sans aucun recours; que c'était meilleur que de tenir toute autre voie, car l'autre parti était comme une voie de désespérance, ce qui moult déplaît à Dieu.
  Monseigneur le Dauphin étant en cet état, arriva la Pucelle; et par son moyen, et moyennant la grâce de Dieu, par un miracle évident, furent très vaillamment assaillies et prises les très fortes et inexpugnables bastilles que les Anglais avaient faites, et le siège fut de tout point levé au très grand dommage et à la très grande confusion des Anglais. Alors, par la Pucelle et par les gens de Monseigneur le Dauphin, furent accomplis des faits de guerre merveilleux et ainsi comme impossibles. De là en après la Pucelle fit une très grande poursuite contre les Anglais, en recouvrant villes et châteaux; elle y fit plusieurs faits merveilleux; car depuis la prise d'Orléans les Anglais et leurs alliés n'eurent ni force ni vertu. Par ainsi le restaurement de France et son recouvrement a été fort merveilleux. Et sache un chacun que Dieu a montré et montre un chaque jour qu'il a aimé et aime le royaume de France. Il l'a spécialement élu pour son propre héritage, et pour, par le moyen de lui, entretenir la sainte foi catholique et la remettre du tout sus, et pour ce Dieu ne le veut pas laisser perdre. Mais sur tous les signes d'amour que Dieu a envoyés au royaume de France, il n'y en a point eu de si grand, ni de si merveilleux comme celui de cette Pucelle.



                                         

t pour ce grans cronicques en sont faictes. Et entre les autres une notable femme appelée Christine, qui a fait plusieurs livres en françois (je l'ay souvent veue à Paris), feit de l'advénement de ladicte Pucelle et de ses gestes ung traictié dont je mectrai ci seulement le plus espécial touchant laditte Pucelle ; et ay laissé le demourant, car ce seroit trop long à mectre icy. Et j'ay plus tost désiré de mettre icy le traictié de laditte Christine que des autres, afin de tousjours honnorer le sexe féminin par le moyen duquel toute chrestienté a eu tant de biens : par la pucelle Vierge Marie, la réparacion et restauracion de tout le humain lignaige ; et par laditte Pucelle Jehanne, la réparacion et restauracion du royaume de France, qui estoit du tout en bas, jusques à prendre fin, se ne fust sa venue. Pour ce, bien doibt de chacun estre louée, combien que les Anglois et les alliez en ont dit tous les maulx qu'ilz ont pu dire ; mais les faiz de laditte Pucelle les ont rendus et rendent tous mensongers et confus.
                     Ah ! soyes loué, hault Dieu !
                     A toy gracier tous tenus
                     Sommes, etc...


                      

  Et pour ce, grandes Chroniques en sont faites. Et entre les autres, une notable femme appelée Christine, qui a fait plusieurs livres en français, — je l'ai vue souvent à Paris — a fait de l'avènement de la Pucelle et de ses gestes un traité, dont je mettrai seulement ici le plus spécial touchant ladite Pucelle. J'ai laissé le demeurant parce que ce serait trop long à mettre ici. J'ai désiré de mettre ici le traité de ladite Christine plutôt que celui des autres, afin de toujours honorer le sexe féminin par le moyen duquel toute chrétienté a eu tant de biens; par la Pucelle Vierge Marie, la réparation et restauration de tout l'humain lignage ; et par ladite Pucelle Jeanne, la réparation et restauration du royaume de France, qui était du tout bas, jusques à prendre fin, n'eût été sa venue. Pour ce, de chacun elle doit être bien louée, combien que (encore que) les Anglais et leurs alliés en aient dit tout le mal qu'ils ont pu dire: mais les faits de ladite Pucelle les ont rendus et les rendent tous mensongers et confus (14).

« Ah sois loué, haut Dieu ! A toi remercier nous sommes tous tenus, toi qui as amené le temps où ces biens nous sont advenus. A jointes  mains, grands et petits, grâces te rendons, Roi céleste, par qui nous sommes parvenus à la paix, et hors de si grande tempête.

« Et toi, Pucelle, née en une heure propice, faudrait-il t'oublier, toi que Dieu a tant honorée que de te faire délier les liens qui tenaient la France si étroitement enchaînée ? Te pourrait-on assez louer, quand à cette terre humiliée tu as fait par la guerre donner la paix ?

« Ah ! Jeanne, née à une heure propice, béni soit le Ciel qui te créa, Pucelle ordonnée de Dieu, en qui le Saint-Esprit versa si grande grâce, en qui fut et est toute largesse de haut don ; jamais parole ne te sera adressée qui te dise la reconnaissance qui t'est due.

« De qui pourrait-on dire plus hautes louanges ? Quels faits dans le passé sont au-dessus des tiens ? En Moïse avec affluence Dieu mit grâces et vertus. Sans jamais se lasser, il mit le peuple d'Israël hors d'Egypte. Telle, ô Pucelle élue, tu nous as par miracle affranchis du malheur.

« Considérée ta personne, qui est celle d'une jeune pucelle, à qui Dieu donne pouvoir d'être notre champion, d'être celle qui donne à la France la mamelle de la paix et de douce vie, d'abattre la gent rebelle, voici bien chose plus que nature,

« Si Dieu fit par Josué des miracles en si grand nombre, s'il lui donna de conquérir villes et pays, et d'abattre maints ennemis, Josué était homme fort et puissant ; mais, en un mot, voici une femme, une simple bergère, qui est preux plus qu'homme ne fut à Rome. Pour Dieu c'est chose légère ;

« Mais pour nous jamais nous n'ouïmes parler de si grande merveille, car de tous les preux qui existèrent le long des âges, les prouesses n'égalent pas le fait de celle qui mit hors nos ennemis ; mais c'est Dieu qui agit, qui la conseille, et en elle a mis coeur plus que d'homme.

« De Gédéon, qui simple laboureur était, l'on fait grand compte. Dieu le fit guerrier, dit le récit ; contre lui nul ne tenait, tant il conquêtait ; mais, quoi qu'on en raconte, il ne fit jamais miracle si manifeste que celui que voient nos yeux en la Pucelle.

« Esther, Judith et Débora furent dames de grand mérite. Par elles Dieu délivra son peuple qui en servitude était tombé. J'ai appris que d'autres furent preuses ainsi qu'elles ; mais plus grand miracle en ce pourpris (pays), Dieu a fait en cette Pucelle.

« Par miracle et par divine admonition de l'Ange de Dieu, elle a été envoyée au roi pour être sa providence. Son fait n'est pas illusion. Elle a été bien dûment éprouvée en assemblée. En conclusion la chose est prouvée par les faits.

« Elle a été bien examinée avant qu'on ait voulu la croire ; on l'a menée devant les clercs et les sages, pour chercher si elle disait vrai, avant qu'il fût notoire que vers le roi Dieu l'avait transmise. Même on a trouvé en histoires que Dieu pour cela l'avait promise.

« Merlin, la Sybille et Bède, il y a plus de cinq cents ans, la virent en esprit venir aux maux de la France porter remède. Ils la consignèrent en leurs écrits et en firent prophétie, disant qu'elle porterait bannière ès guerres des Français ; de tout son fait ils dirent la manière.

« Sa belle vie pleine de foi montre qu'elle est en la grâce de Dieu ; ce pourquoi à son fait l'on ajoute plus créance. Quoi qu'elle fasse, elle a toujours Dieu en présence ; elle l'appelle, le sert, le prie dans ses actes et dans ses dits, sans qu'en quelque lieu qu'elle soit sa dévotion faiblisse.

« Comme cela a bien paru au siège mis devant Orléans, où se montra d'abord sa force. Jamais miracle, ainsi que je le tiens, ne fut plus clair. Dieu aida tellement les siens que les ennemis ne s'aidèrent pas plus que chiens morts. Là, ils furent pris et mis à mort.

« Oh ! quel honneur au sexe féminin ! Il est manifeste que Dieu l'aime, alors que tout ce peuple abattu, par qui tout le royaume est abandonné, est par une femme relevé et redressé ; ce que pas homme n'eût pu faire. Les traîtres sont délaissés : avant le fait, à peine on eût pu le croire.

« Anglais, rabaissez vos cornes, car jamais en France vous n'aurez beau gibier. Cessez vos dérisions, vous êtes mat sur l'échiquier. Vous ne le pensiez pas hier, où vous vous montriez si audacieux ; mais vous n'étiez pas encore au sentier où Dieu abat les orgueilleux.

« Vous pensiez avoir gagné France et qu'elle dût vous demeurer. Autrement il en va, fausse famille. Vous irez labourer ailleurs si vous ne voulez savourer la mort, comme vos compagnons que loups dévorent peut-être, car ils gisent morts sur les sillons.

« Sachez que par elle les Anglais sont jetés bas sans jamais plus se relever; Dieu le veut, il entend les voix des bons qu'ils ont voulu opprimer. Le sang des occis sans raison crie contre eux ; Dieu ne le veut plus souffrir; il a décidé de les réprouver comme méchants.

« Une fillette de seize ans — n'est-ce pas chose au-dessus de la nature ? — pour qui les armes n'ont pas de poids, et qui s'y trouve si forte et si dure qu'il semble que ce soit sa vie. Devant elle les ennemis s'en vont fuyant ; nul ne résiste ; elle fait ces exploits, maints yeux le voyant.

« Donc par-dessus tous les preux du temps passé, elle doit porter la couronne ; car ses faits nous montrent assez que Dieu lui donne plus de prouesse qu'à tous ceux qu'on célèbre si fort. Elle n'a pas encore tout accompli ; je crois que Dieu la donne afin que par son fait paix soit mise partout (?).

« Détruire l'Englescherie est le moindre des faits qui lui sont réservés. Elle a ailleurs plus haut exploit ; c'est que la foi ne périsse. Quant aux Anglais, qu'on en pleure ou qu'on en rie, c'en est fait : à l'avenir on en fera moquerie ; ils sont à terre.

« Et vous, rebelles (ruppieux ?), qui à eux vous êtes attachés, ne voyez vous pas qu'il eût été mieux de suivre le droit que le travers pour devenir serfs des Anglais ? Gardez que cela plus ne vous arrive, car l'on vous a trop soufferts, et que de la fin bien il vous souvienne.

« N'apercevez-vous pas, gent aveugle, que Dieu a mis ici la main ? Bien aveugle qui ne le voit. Car comment cette Pucelle pourrait-elle apparaître parmi nous avec cette force qui vous abat tous morts, sans que vous ayez force pour résister ? Voulez-vous combattre contre Dieu ?

« N'a-t-elle pas mené le roi au sacre en le tenant toujours par la main ? Jamais devant Acre chose plus grande ne fut faite ; car pour certain, il y eut des contredits sans nombre ; mais malgré tous, il y fut reçu à grande noblesse, et sacré bien rituellement et là ouït la messe.

« Avec un très grand triomphe et puissance, Charles fut couronné à Reims, l'an mil quatre cent vingt et neuf, bien, sans qu'il y ait lieu à en douter, bien sauf et bien sain, au milieu de maints barons, juste le dix septième jour de juillet, ni plus, ni moins, et là séjourna cinq jours.

« Quand avec la Pucellette il revient par son pays, ni cité, ni château, ère. Qu'ils soient amis ou ennemis, qu'ils soient terrifiés ou rassurés, les habitants se rendent. Peu affrontent le combat, tant ils redoutent sa puissance.

« Quelques-uns dans leur folie songent à résister ; mais vain effort, car en dernier lieu qui contredit Dieu est défait? c'est néant; qu'ils le veuillent ou non, il faut se rendre ; il n'y a si forte résistance qui devant ne s'amortisse.

« Quoiqu'on ait fait grande assemblée pour empêcher son retour, et lui courir sus par surprise, ni force ni ruse n'y ont réussi ; ils y ont été tués ou faits prisonniers, et comme je l'ai ouï dire, tous ceux qui l'ont combattue ont été envoyés en enfer ou en paradis. »



                                         

lusieurs autres grans faiz ont esté faictz, tant par assault de villes et chasteaux, par rencontres, [par prises] de villes que autrement par laditte Pucelle, qui trop longs seraient à mectre icy. Et jà soit que ce qui a esté fait par laditte Pucelle, ait esté fait seulement dedans le royaume de France, et non pas dedans le Daulphiné, toutesfois je l'ay voulu mettre en cestuy registre, au moins le plus espécial, pource que les faiz de laditte Pucelle ont esté faictz du temps que mondit seigneur Charles estoit daulphin, et a esté fait de son temps et dessoubs luy ; aussi pour ce que le Daulphiné [a esté] inséparablement, comme dit est, joinct audit royaume, et se le royaume eust esté perdu (15), comme on a fait ses efforts, comme sera cy dessoubs declaré.
  D'autre part la matière de la Pucelle est si haulte et si merveilleuse que c'est chose bien à noter et digne d'entrer en tous livres-registres, pour mémoire perpétuelle, à la gloire de Dieu et honneur du royaume et du Daulphiné.
  Les Anglois et Bourguignons disoient plusieurs paroles diffamables et injurieuses de laditte Pucelle et avec ce la menaçoient que, s'ilz la pouvoient tenir, ilz la feroient mourir maulvaisement.
  Elle fut par aucuns interroguée de sa puissance, se elle dureroit guères, et se les Anglois avoient puissance de la faire mourir. Elle respondit que tout estoit au plaisir de Dieu ; et si certifia que, s'il luy convenoit mourir avant que ce pour quoy Dieu l'avoit envoyée fust accomply, que après sa mort elle nuyroit plus ausditz Anglois qu'elle n'auroit fait en sa vie, et que non obstant sa mort, tout ce pour quoy elle estoit venue se accomplirait : ainsi que a esté fait par grace de Dieu, comme clerement et évidemment il appert et est chose notoire de nostre temps.
  Laditte Pucelle a souvent parlé à mondit seigneur daulphin à Paris, et luy a dit des choses secrètes que peu de gens sçavent.
  Laditte Pucelle fut trahie et baillée aux Anglois devant la ville de Compiègne, et fut menée à Rouen, et là luy fut fait ung procez de sa vie, pour trouver aucune chose sur elle pour la faire mourir ; et autre chose ne sceurent trouver sur elle, mais qu'elle avoit laissé l'habit ordonné pour femme et prins habit d'homme, qui est chose deffendue. A ce et ès autres choses desquelles elle fut interroguée, elle respondit tellement que on n'y sçavoit que repliquer. Et non obstant ce, elle fut condempnée à mourir au feu, pour occasion seulement dudit habit d'homme. Elle fut menée au feu, et là mourut et fut bruslée.
  On dit que durant son procez et sa mort furent faictes choses merveilleuses, dont procez a esté faict de l'auctorité de l'église. Celui qui l'a veu et leu en a eu la copie qu'il me debvoit envoyer, que je n'ai pas encore eue : dont me desplaist, car j'en eusse icy faict mencion des choses principalles.

    

  Par assauts de villes et de châteaux, par batailles, par prises de villes comme autrement, plusieurs autres grands faits ont été accomplis par la Pucelle. Ils seraient trop longs à mettre ici.
  Encore que ce qui a été fait par elle, l'ait été seulement dans le royaume de France et non pas dans le Dauphiné, j'ai voulu toutefois le mettre en ce registre, au moins le principal, parce que ces faits se sont passés lorsque mondit seigneur Charles était Dauphin, de son temps et sous lui, et aussi parce que, ainsi qu'il a été dit, le Dauphiné a été inséparablement uni au royaume. Si le royaume eût été perdu (le Dauphiné l'eût été aussi) (16), ainsi qu'on en a fait effort, comme il sera déclaré ci-dessous.
  D'autre part la matière de la Pucelle est si haute et si merveilleuse, que c'est chose bien à noter, et digne d'entrer pour perpétuelle mémoire, dans tous les livres-registres pour la gloire de Dieu, l'honneur du royaume et du Dauphiné.
  Les Anglais et les Bourguignons disaient de la Pucelle plusieurs paroles diffamables et injurieuses, tout en la menaçant, s'ils pouvaient la tenir, de la faire mourir mauvaisement.
  Elle fut interrogée par quelques-uns de sa puissance, et si les Anglais avaient le pouvoir de la faire mourir. Elle répondit que tout était au plaisir de Dieu ; et elle certifia que si elle devait mourir avant que fût accompli ce pourquoi Dieu l'avait envoyée, elle nuirait aux Anglais après sa mort plus qu'elle n'aurait fait en sa vie, et que, nonobstant sa mort, tout ce pourquoi elle était venue s'accomplirait. Ainsi il en a été fait par grâce de Dieu, comme cela se voit clairement et évidemment, et est de notre temps chose notoire.
  Ladite Pucelle a souvent parlé à mondit seigneur le Dauphin à Paris (17), et lui a dit des choses secrètes que peu de gens savent.
  Ladite Pucelle fut trahie et baillée aux Anglais devant la ville de Compiègne; elle fut menée a Rouen, et là on lui fit un procès sur sa vie, pour trouver contre elle de quoi la faire mourir, et ils ne surent trouver rien autre chose contre elle, sinon qu'elle avait laissé l'habit de femme et pris habit d'homme ; ce qui est chose défendue. A cela et aux autres choses sur lesquelles elle fut interrogée, elle répondit si bien qu'on ne savait que répliquer. Et nonobstant cela, elle fut condamnée à mourir par le feu, pour occasion seulement dudit habit. Elle fut menée au feu, et là elle mourut et fut brûlée.
  L'on dit que durant son procès et à sa mort furent faites choses merveilleuses, dont procès a été fait par autorité de l'Église. Celui qui l'a vu et lu en a eu la copie qu'il me devait envoyer ; je ne l'ai pas encore reçue ; ce dont me déplaît ; car j'eusse fait ici mention des choses principales (18).


                            


Source :
- Quicherat - Tome IV p.303 à 312.
- Présentation, correction, ajouts et mise en Français plus moderne : J.-B.-J. Ayroles "La vraie Jeanne d'Arc - t.III".

Notes
:
1 p.303-312, dans le t.IV de la publication de J.Quicherat.

2 "La libératrice" - p.255 - R.P Ayroles et ajouts de parties non mentionnées par Quicherat.

3 Charles VI.

4 C'est à dire son fils Louis (futur Louis XI).

5 Le Dauphiné relevait nominalement de l'Empire. Il avait été cédé au fils ainé du roi de France, qui peut-être n'a jamais fait hommage de ce fief à l'Empereur. Thomassin veut dire que Charles VII conserva le titre de Dauphin et le gouvernement du Dauphiné, jusqu'à ce qu'il cédât l'un et l'autre à son fils, le futur Louis XI; ce qui se fit en 1440. Le jeune prince avait dix-sept ans.

6 Voir le dossier : les vêtements de Jeanne. (ndlr). Ayroles se trompe dans la mise en français modernisé.

7 Une vierge foulera le dos de l'archer. Les archers faisaient la force de l'armée anglaise. Le sens de ce premier membre de phrase est clair; mais il n'en est pas de même du second. Les lis sont la fleur virginale; loin de les obscurcir, la Pucelle leur a donné un nouvel éclat. Obscurabit est certainement une faute : l'on ne sait ce qu'il faut y substituer.

8 Un autre texte fait dire aux docteurs, non obstant que ces promesses soyent seules humaines. Quicherat l'a préféré au point de voir un contresens dans celui de Thomassin (Procès, t. IV, p. 306, note). Il est manifeste que le célèbre érudit se trompe. Le sens donné par Thomassin est celui de la chronique de Tournay ; il est plus naturel ; et en adoptant dans notre premier volume le sentiment de l'éditeur du Double Procès, nous avons trop accordé à son autorité.

9 Thomassin divise en plusieurs lettres le document, au fond identique, qui, ailleurs, est présenté comme ne formant qu'une seule et même pièce.

10 Pourvu que vous rendiez France.

11 Bruit, remue-ménage.

12 Très lisiblement, et non pas « vaillants », comme l'écrit Quicherat.

13 Lacune dans le texte.

14 Le texte est donné dans une traduction en français moderne des strophes reproduites par Thomassin, non sans avoir conscience de ce qu'elles vont perdre de leur naïveté ; mais peu de lecteurs pourraient les comprendre sans effort (Ayroles).

15 Suppléez ledit Daulphiné eust esté pareillement en voie de perdition, ou tout autre membre de phrase analogue. Les mots suivants sont une allusion à l'expédition du prince d'Orange qui faillit en effet s'emparer du Dauphiné en 1430.

16 Lacune dans le texte, remplie par la phrase entre parenthèses. L'effort dont il parle est l'envahissement du Dauphiné par le prince d'Orange et le duc de Savoie, lorsque Jeanne fut prise à Compiègne. Ils furent défaits à Anthon, le 11 juin 1430.

17 Inadvertance de l'écrivain qui savait bien que la Pucelle n'entra jamais à Paris. Le Dauphin dont il est ici question est le futur Louis XI. Il avait sept ans lorsque Jeanne vint à la cour où elle a dû souvent le voir, et l'entretenir.

18 Thomassin a fait une très briève Chronique de l'Histoire de France, que l'on peut lire à la Bibliothèque nationale (Fonds français, nos 4943 et 4969). Arrivé au règne de Philippe de Valois, il s'étend longuement sur la loi salique; et à ce propos, il a sur la Libératrice la phrase suivante : « Les trois choses en quoi lesdits Anglais, en faisant un procès tel quel à l'encontre de Jeanne la Pucelle, que je crois sans doute en paradis, se sont efforcés d'élever leur nation par-dessus toutes les autres nations chrétiennes, comme j'ai vu par écriture authentique, et aussi qu'il est assez notoire, sont telles »

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