Son histoire
par Henri Wallon
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Le miroir des femmes vertueuses
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Mirouer des femmes vertueuses, ensemble la patience Griselidis par laquelle est demonstrée l'obédience des femmes vertueuses ; l'histoire admirable de Jehanne la Pucelle, native de Vaucouleur, laquelle par revelation divine et par grant miracle fut cause de expulser les Angloys tant de France, Normandie, que aultres lieux circonvoysins, ainsi que vous verrez par ladite histoire extraicte de plusieurs croniques de ce faisant mention ; nouvellement imprimé à Paris. (In-8°, gothique).
Tel est le titre d'un ouvrage
que Lenglet Dufresnoy avait cherché en vain dans les cabinets
des amateurs, et qui naguère encore était si rare, que le savant
M. Brunet a douté de son existence. M. Silvestre l'a réimprimé en 1840, dans sa collection des livres rares gothiques, et depuis il
a paru dans le format Charpentier (Nouvelle Bibliothèque bleue),
par les soins de M. Le Roux de Lincy.
L'histoire de la Pucelle contenue dans ce petit livre, fut, à ce
qu'il paraît, très-populaire du temps de Louis XII. Ce qu'elle offre de
plus important est une anecdote sur la catastrophe de Compiègne,
que l'auteur dit tenir de deux octogénaires de cette ville, interrogés
par lui en 1498. Flavy, d'après ce témoignage, aurait vendu
la Pucelle à Jean de Luxembourg. Il est évident que c'est là
l'origine de ce que tous les historiens postérieurs, à commencer par
Belleforest et Jean Bouchet, ont débité sur cette prétendue trahison. Nous nous en référons sur ce point à l'opinion émise dans notre préface.
Nous extrairons encore du même opuscule une version du secret révélé à Charles VII, qui s'éloigne peu de celle qu'on a déjà rapportée ci-dessus (1), ainsi que le récit de l'arrivée de la Pucelle à la
cour : récit plein d'erreurs, et qui par cela même montrera avec
quelle rapidité l'histoire de Jeanne d'Arc tournait à la légende, lorsque
les sceptiques de la Renaissance vinrent la mettre en question.(2)

Chapitres :
- De Jehanne la Pucelle qui vint au roy de France durant le siége d'Orléans.
- Comment Jehanne fut interroguée par grans personnaiges et comment elle congneut le roy entre ses princes et des choses qu'elle luy dit.
- § supplémentaire d'Alain Bouchard.
- Comme elle fut vendue par le capitaine de Compiegne et des regretz qu'elle fist en l'église Sainct-Jacques du dict lieu.
- Comment ladicte Jehanne fut injustement condamné à estre bruslée au marché
de Rouen où est présentement l'église Sainct-Michel.

ncontinent après que le siége des Angloys fut assis au devant de la ville d'Orléans et durant celluy siége, messire Robert de Baudricourt, capitaine de Vaucouleur en Lorraine, lors estant en l'ost du roy, se
adressa une jeune pucelle dudit Vaucouleur, nommée
Jehanne, aagée de XVIII ans, laquelle estoit grande et moult belle, et avoit esté toute sa vie bergiere. Auquel capitaine elle luy dit et pria qu'il la présentast
au roy de France, car Dieu luy avoit faict reveler
par la Vierge Marie, et par madame saincte Katherine
et madame saincte Agnès aulcunes choses bien
singulières pour le recouvrement de son royaume ;
lesquelles elle ne oseroit déclarer à aultre personne
que au roy. Et de ce fut moult ennuyeusement prié,
requis et pressé ce capitaine par la dessus dicte Pucelle; lequel capitaine adjouxta quelque foy. Si en
advertit le roy et les grans personnaiges qui autour
de luy estoyent ; mais les ungz n'en vouloient faire
compte, disans que c'estoit une reverie et que on ne y
debvoit point prester l'oreille. Les aultres estoyent de contraire oppinion et disoyent que Dieu vouloit relever
le pouvre royaume de France par le sens et la
conduicte de celle que luy seul inspireroit par sus la
conduicte des entendemens humains, en donnant à
tous à entendre que par luy seul règnent tous roys
et seigneurissent tous seigneurs. Toutesfoys, il fut
advisé devant que passer plus avant que l'on envoyeroit
en diligence à Vaucouleur querir le père et la
mère de ceste Pucelle ; ce que fut faict.
Et quant ilz furent en court, ilz furent interroguez
comment leur fille avoit vescu, de quel mestier, et comment
leur fille avoit eu celle advision et que ce estoit. Ilz
respondirent que elle estoit leur fille et que ilz l'avoyent
habituée et mise de son jeune aage à garder leurs bestialz
aux champs, et que depuis peu de jours, elle leur
avoit dict par plusieurs foys, que la Vierge Marie,
mère de Dieu, et aulcunes Saintes de paradis s'estoyent
apparues à elle et souvent l'avoyent admonestée de se
retirer par devers le roy de France, pour l'advertir
d'aulcunes choses où il estoit très nécessaire d'y besongner
diligemment affin de recouvrer son royaulme;
et que, pour ce faire, elle s'estoit partie d'avec eulx et
estoit venue parler au capitaine de leur place, qui estoit
en court, et s'estoit adressée à luy pour ce qu'elle
l'avoit souventes foys vu en leur pays. Et aultre chose
ne leur dirent si non que leur fille s'estoit tousjours
portée humble, sobre, chaste et dévote envers Dieu
et le monde, en la povreté où ilz estoyent, en laquelle
ilz l'avoyent nourrie et eslevée; et n'estoit fine, cauteleuse,
subtille ne jangleresse.
Après avoir esté les père et mère ouys parler de
l'estat de leur fille, fut advisé qu'elle seroit interroguée
par le confesseur du roy et par aulcuns docteurs
et gens du grant conseil du roy, devant que permettre
qu'elle parlast au roy.
... (3)
Après avoir ouï le père et la mère parler de l'état de leur fille, il fut décidé qu'elle serait interrogée par le confesseur du roi, et par
quelques docteurs et gens du grand conseil, avant qu'elle parlât au roi.

ehanne la Pucelle [fut] examinée et bien amplement interroguée par le conseil du roy, auquel elle dit et déclara les advisions et aparitions qui advenues luy avoyent esté, sans aulcunement leur reveler ce qu'elle
avoit à dire au roy. Et fut gardée par aulcuns jours, et
chascun jour elle estoit interroguée de plusieurs interrogations
divines et humaines ; mais finablement on la trouva si constante et si bien moriginée, qu'il fut advisé qu'on la feroit parler au roy. Si fut amenée en une salle où le roy estoit. Lequel elle congneut et
aperceut entre les aultres seigneurs qui là estoient, combien qu'on luy cuidast faire entendre que quelque aultre de la compaignie estoit le roy ; mais elle disoit que non et monstra le roy au doyt, disant que c'estoit à luy qu'elle avoit à faire et non à aultre : dont tous ceulx qui là estoyent furent esmerveillez.
Quant Jehanne la Pucelle eut apperceu le roy, elle se
approcha de luy, et luy dist : « Noble seigneur, Dieu le Créateur m'a faict commander par la Vierge Marie, sa mère, et par madame saincte Katherine et madame saincte Agnès, ainsi que j'estoys aux champs, gardant les aygneaulx de mon père, que je laissasse tout là et que en diligence je me retirasse par devers vous pour vous reveller les moyens par lesquelz vous parviendrés à estre roy couronné de la couronne de France, et mettrez vos adversaires hors de vostre royaulme. Et m'a esté commandé de Nostre Seigneur que aultre personne que vous ne sache ce que je vous ay à dire. »
Et quant elle eut ce dit et remonstré, le roy fist
reculer au loing au bas d'icelle salle ceulx qui y
estoyent, et à l'autre bout où il estoit assis, fist approcher
la Pucelle de luy. Laquelle par l'espace d'ugne
heure parla au roy, sans que aultre personne que eulx deux sceut ce qu'elle luy disoit. Et le roy larmoyoit moult tendrement : dont ses chambellans
qui veoyent sa contenance, se voudrent approcher
pour rompre le propos ; mais le roy leur faisoit
signe qu'ilz se reculassent et la laissassent dire.
Quelles parolles ilz eurent ensemble, personne n'en a
peu riens sçavoir ne congnoistre, si non que on dit
que, après que la Pucelle fut morte, le roy, qui moult
dolent en fut, dist et revela à quelqu'ung que elle luy
avoit dit comment peu de jours paravant qu'elle venist à luy, luy estant par une nuyct couché au lict alors
que tous ceulx de sa chambre estoyent endormis, il
silogisoit en sa pensée les grans affaires où il estoit ;
et comme tout hors d'espérance du secours des hommes,
se leva de son lict en sa chemise, et à costé de
son lict, hors icelluy, se mist à nudz genoulx et les
larmes aux yeulx et les mains joinctes, comme soy reputant
miserable pecheur, indigne de adresser sa
prière à Dieu, suplia à sa glorieuse Mère qui est royne
de miséricorde et consolation des désolez, que, s'il
estoit vray filz du roy de France et héritier de sa couronne,
il pleust à la dame suplier son filz que il luy
donnast ayde et secours contre ses ennemys mortelz
et adversaires en manière que il les peust chasser hors
de son royaulme et icelluy gouverner en paix ; et s'il
n'estoit filz du roy et le royaulme ne luy appartenist,
que le bon plaisir de Dieu fut luy donner patience et
quelques possessions temporelles pour vivre honnorablement
en ce monde. Et dit le roy que à ces parolles
que portées luy furent par la Pucelle, il congneut
bien que véritablement Dieu avoit revelé ce
mistère à ceste jeune pucelle ; car ce qu'elle luy avoit dict estoit vray. Et jamais homme aultre que le roy n'en avoit riens sceu.
Jeanne la Pucelle fut examinée et bien amplement interrogée par le conseil du roi, auquel elle dit et déclara les visions et apparitions qui lui étaient advenues, sans leur révéler aucunement ce qu'elle avait à dire au roi. Elle fut gardée pendant quelques jours, et chaque jour elle était interrogée sur plusieurs questions divines et humaines ; mais finalement on la trouva si constante et si bien morigénée qu'il fut arrêté qu'on la ferait parler au roi. Elle fut amenée en une salle où le roi était ; elle le connut et aperçut entre les autres seigneurs qui là se trouvaient, encore qu'on cherchât à lui faire entendre que quelque autre de la compagnie était le roi ; mais elle disait que non, et montrant le roi du doigt, elle dit que c'était à lui qu'elle avait affaire, et non à un autre ; ce dont tous ceux qui étaient là furent émerveillés.
Quand Jeanne eut aperçu le roi, elle s'approcha de lui et lui dit : « Noble seigneur, Dieu le Créateur m'a fait commander par la Vierge Marie sa Mère, et par Madame sainte Catherine et Madame sainte Agnès (4), ainsi que j'étais aux champs gardant les agneaux de mon père, que je laissasse tout là, et qu'en diligence je vinsse vers vous pour vous révéler les moyens par lesquels
vous parviendrez à être roi couronné de la couronne de France, et mettrez
vos adversaires hors de votre royaume. Et m'a été commandé de Notre-Seigneur
que nulle autre personne que vous ne sache ce que j'ai à vous dire. »
Quand elle eut dit et remontré cela, le roi fit reculer au loin au bas
d'icelle salle ceux qui s'y trouvaient, et à l'autre bout où il était assis, il fit approcher la Pucelle. Elle lui parla par l'espace d'une heure, sans
qu'autre personne qu'eux deux sussent ce qu'elle lui disait. Le roi
larmoyait fort tendrement; ses chambellans, qui voyaient sa contenance,
voulurent approcher pour rompre le propos, mais le roi leur faisait
signe de reculer et de la laisser dire.
Quelles paroles ils eurent ensemble, personne n'en a pu rien savoir ni connaître, sinon que l'on dit, qu'après la mort de la Pucelle, le roi, qui en fut très dolent, révéla à quelqu'un qu'elle lui avait dit comment, peu de jours avant qu'elle vînt vers lui, lui étant par une nuit couché au lit, alors que tous ceux de sa chambre étaient endormis, il raisonnait en sa pensée sur les grandes affaires où il était ; et comme tout hors d'espérance
du secours des hommes, il se leva de son lit en sa chemise, et, à
côté de son lit, hors d'icelui, il se mit à nus genoux; et les larmes aux
yeux, les mains jointes, se réputant comme misérable pécheur indigne
d'adresser sa prière à Dieu, il supplia sa glorieuse Mère qui est reine de
miséricorde et consolatrice des désolés que, s'il était vrai fils du roi de France et héritier de la couronne, il plût à la Dame de supplier son Fils
de lui donner aide et secours contre ses ennemis mortels et adversaires,
en sorte qu'il pût les chasser de son royaume, et icelui gouverner en
paix ; et s'il n'était pas fils du roi et si le royaume ne lui appartenait pas,
que le bon plaisir de Dieu fût de lui donner patience et quelques possessions
temporelles, pour vivre honorablement en ce monde. Le roi dit
qu'à ces paroles, qui lui furent portées par la Pucelle, il connut bien
que Dieu avait véritablement révélé ce mystère à cette jeune pucelle ; car ce qu'elle lui avait dit était vrai. Et jamais autre que le roi n'en avait rien su. (5)

ette pucelle était très sage et prudente ; et disait-on qu'elle était divinement inspirée ; car alors qu'elle n'était pas au conseil des capitaines, elle savait néanmoins leurs délibérations et conclusions aussi
bien que si elle eût été présente ; lesquelles conclusions n'étaient jamais
mises à exécution, si elle-même n'en avait fait ouverture ; ce dont les
capitaines s'émerveillaient fort; et si ce n'eût été que toutes ses entreprises étaient à louer et venaient à l'honneur du roi et du royaume, on eut grandement murmuré contre elle, et elle eût été renversée par envie.
Elle montait à cheval et chevauchait armée de toutes pièces aussi
prestement qu'aurait su le faire homme d'armes de sa compagnie ; elle
courait la lance, et faisant chose de guerre semblable, piquait un coursier,
maniait hache et épée aussi bien que si elle y eût été formée dès son
enfance. En toutes choses elle était bien simple, menait une vie honnête,
jeûnait plusieurs jours de la semaine, se confessait et recevait le corps
de Notre-Seigneur presque toutes les semaines.
Elle portait des vêtements d'homme pour ôter mauvais désir aux gens de guerre ; et quand elle allait par le pays, au logis elle faisait venir
coucher avec elle l'hôtesse du logis ou ses chambrières ; il n'entrait
dans sa chambre homme quelconque qu'elle ne fût habillée et prête, sous
peine de la hart. Elle avait toujours en la bouche le nom de Jésus, et
partout où elle commandait, elle disait: « Faites de par Jésus; allez de par
Jésus ; n'en faites rien de par Jésus ! »
[Après avoir dit que le roi ne voulut pas admettre Richemont dans
l'armée, Bouchard ajoute :] Ceux qui avaient mis le roi en cette fantaisie
en furent fort blâmés par la Pucelle et par les princes et chefs de guerre
(f° CLXIV).

' an mil CCCCXXX, vers le commencement du moys de juing, messire Jehan de Luxembourg, les contes de Hantonne, d'Arondel, Angloys, et une moult grande compaignie de Bourguinons misrent le siege devant Compiegne. Et fut advisé par Guillaume de Flavy qui en estoit capitaine, que la Pucelle yroit en diligence par devers le roy pour recouvrer et assembler gens affin de lever le siege ; mais celuy de Flavy avoit faict ceste ordonnance pour ce qu'il avoit jà vendu aux dessusdicts Bourguinons et Angloys la Pucelle. Et pour parvenir à ses fins, il la pressoit fort de sortir par l'une des portes de la ville, car le siege n'estoit pas devant icelle porte.
Ladicte Pucelle ung bien matin fist dire messe à
Sainct-Jacques et se confessa et receut son Créateur,
puis se retira près d'ung des pilliers d'icelle église, et
dit à plusieurs gens de la ville qui là estoyent (et y
avoit cent ou six vingts petis enfans qui moult desiroyent à la veoir) ; « Mes enfans et chers amys, je vous« signifie que l'on m'a vendue et trahie, et que de brief sera y livrée à mort. Si vous supplie que vous priez Dieu pour moy ; car jamais n'auray plus de puissance de faire service au roy ne au royaulme de France. » Et ces parolles ay ouy à Compiegne, l'an
mil quatre cens quatre vingtz et XVIII, au moys de
juillet, à deux vieulx et anciens hommes de la ville de Compiegne, aagez, l'ung de IIIIxx XVIII ans, et l'aultre de IIIIxx VI ; lesquelz disoyent avoir esté présens en
l'église de Sainct-Jacques de Compiegne alors que la
dessusdicte Pucelle prononça celles parolles.
Quant la Pucelle à compaignie de XXV ou XXX archers
fut sortie hors de la ville de Compiegne, Flavy
qui bien sçavoit l'ambusche, fit fermer les barrières
et la porte de la ville. Et quant la Pucelle fut en ung
quart de lieue, elle fut rencontrée par Lucembourg et
aultres Bourguinons ; si les advisa plus puissans et s'en
retourna à course, soy cuydant sauver dedans la ville ; mais le traistre de Flavy si luy avoit faict clorre les
barrières et ne voulut luy faire ouvrir les portes. A
celle cause fut la Pucelle par les Bourguinons à l'heure
prinse aux barrières de Compiengne, et par eulx
livrée aux Angloys, l'an dessus dict CCCC XXX au signe
de Gemini, comme il appert par les lettres nombrables
de ce petit verset :
nVnC CadIt In geMInIs bVrgVndo VICta pVeLLa.
Et pour ce que par la justice des hommes celuy de Flavy ne fut pugni de ce cas, Dieu le Créateur, qui ne
voult delaisser ung tel cas impugni, permist depuis que la femme d'icelluy de Flavy, nommée Blanche
d'Auurebruch, qui moult belle damoyselle estoit, le suffoqua et estrangla par l'ayde d'ung sien barbier,
alors qu'il estoit couché au lit en son chasteau de
Neel en Tardenois : dont depuis en eut grâce du roy
Charles septiesme, parce qu'elle prouva que son dessusdict
mary avoit entreprins de la faire noyer.
Quant la Pucelle fut entre les mains de messire Jehan de Lucembourg, il la garda quelque peu de
temps, et puis la vendit aux Angloys qui luy en donnèrent
grant pris, et les Angloys la menèrent à Rouen
où elle fut en prison et durement traictée.

L'an mil CCCCXXX, vers le commencement du mois de juin, messire Jean de Luxembourg, les comtes de Hautonne (Houtington), d'Arondel, Anglais, et une très grande compagnie de Bourguignons mirent le siège
devant Compiègne, et il fut arrêté par Guillaume de Flavy, qui en était
capitaine, que la Pucelle irait en diligence par devers le roi pour recouvrer
et assembler des gens afin de faire lever le siège ; mais icelui de
Flavy avait fait cette ordonnance parce qu'il avait déjà vendu la Pucelle
aux Bourguignons et aux Anglais. Pour parvenir à ses fins, il la pressait
fort de sortir par l'une des portes de la ville, car le siège n'était pas
devant cette porte.
La Pucelle, un jour bien matin, fit dire la messe à Saint-Jacques, se
confessa et reçut son Créateur ; elle se retira près de l'un des piliers de
cette église, et dit à plusieurs gens de la ville qui là se trouvaient : — Il y
avait cent ou six-vingts enfants qui désiraient beaucoup la voir — « Mes enfants et chers amis, je vous signifie que l'on m'a vendue et trahie
et que bientôt je serai livrée à la mort. Ainsi je vous supplie que vous priiez
Dieu pour moi, car je n'aurai jamais plus de puissance de faire service
au roi, ni au royaume de France. » Et ces paroles je les ai ouïes à
Compiègne, l'an mil quatre cent quatre vingt et XVIII au mois de
juillet, de la bouche de deux vieux et anciens hommes de la ville de
Compiègne, âgés l'un de 98 ans, et l'autre de 86 (6), qui
disaient avoir été présents en l'église de Saint-Jacques de Compiègne,
alors que la Pucelle prononça ces paroles.
Quand la Pucelle, en compagnie de 25 ou 30 archers fut sortie
hors de la ville de Compiègne, Flavy, qui savait bien l'embuscade, fit
fermer les barrières et les portes de la ville. Quand la Pucelle fut à un
quart de lieue, elle fut rencontrée par Luxembourg et d'autres Bourguignons.
Elle reconnut qu'ils étaient plus forts, elle s'en retourna à la
hâte, croyant se sauver dans la ville; mais le traître Flavy lui avait fait
clore les barrières, et ne voulut point lui faire ouvrir les portes. Ce fut
la cause pour laquelle la Pucelle fut aussitôt prise par les Bourguignons
aux barrières de Compiègne, et par eux livrée aux Anglais, l'an dessus
dit 1430, au signe des Gémeaux, ainsi qu'il est manifeste par les
lettres numérales de ce petit vers :
nVnC CadIt In geMInIs bVrgVndo VICta pVeLLa.
Et parce que, par la justice des hommes, Flavy ne fut pas puni de son cas, Dieu le Créateur, qui ne voulut pas laisser tel cas impuni, permit
depuis que la femme de ce même Flavy, nommée Blanche d'Aurebruche (7),
qui était fort belle demoiselle, l'étouffât et l'étranglât avec l'aide de son
barbier, alors qu'il était couché en son lit, au château de Nesle-en-Tardenois ; meurtre dont elle obtint grâce dans la suite, du roi Charles VII,
parce qu'elle prouva que son susdit mari avait entrepris de la faire noyer.
Quand la Pucelle fut entre les mains de messire Jean de Luxembourg,
il la garda quelque temps, et puis la vendit aux Anglais qui lui en donnèrent
un grand prix ; les Anglais la menèrent à Rouen où elle fut
renfermée en prison et durement traitée.

es Angloys firent faire le procès de la Pucelle à
Rouen et sous couleur de justice, sans toutesfoys que
en elle ilz eussent trouvé vice, macule ne crime quelconques,
mais pour ce que publiquement elle portoit
habit d'homme (jaçoit ce qu'elle leur eust dit et declaré
qu'elle le faisoit, affin que les hommes avec lesquelz
luy estoit force de fréquenter pour les affaires
du royaulme, ne prenissent en elle charnelles ne lubricques
fantasies) : tout ce néantmoins ilz la firent
par ung angloys, évesque de Beauvais, condampneret declarer hérétique ; et par leur juge seculier fut
condampnée à estre bruslée au marché de Rouen
où à présent est l'église de monseigneur Sainct-Michel
(8).
Avant toutesfoys que luy prononcer sa sentence, fut
de rechef esprouvée et interroguée devant divers juges
en plusieurs consistoyres, enquerans plusieurs choses
touchant la foy et loy de Jésu-Christ ; car ilz cuidoyent
que Charles, roy de France, eust prins celle femme
instruicte par art magique, et pour tant, qu'il eust
erré en la foy catholique : par quoy le tenoyent indigne de tenir le royaulme. Et combien qu'ilz n'y eussent
trouvé que toute saincteté et vie chrestienne, néantmoins
plusieurs par flaterie, comme est la coustume
de aulcuns, pour complaire aux Angloys ennemys,
s'efforcèrent surmonter la Pucelle, tant par fallaces
de sophisterie que aultrement ; combien qu'elle mist
soy avec tout ce qu'elle avoit faict, et doncques ilz l'accusoyent, à l'examen du Sainct Siege apostolique :
remonstrant que ilz ne debvoyent estre juges et
parties. Toutesfoys tout ce ne luy vallut ne empescha
qu'ilz ne parfeissent leur cruelle et injuste entreprinse ;
car entour les tyrans ont tousjours esté maulvais conseilliers,
qui par inique affection ou flaterie aveuglez,
pour la grace des princes acquerir, ont procuré la
condamnation des justes preudhommes et les ont faict
pugnir comme pecheurs et malfaicteurs ; car à ce où
ilz voyent le couraige des princes et tyrans enclins,
par tous les moyens se appliquent à leur complaire.
Par ainsi mourut la Pucelle. Et fut celle sentence
exécutée à la fin de may mil CCCC XXXI, comme il appert
par les lettres nombrables de ce verset :
IgnIbVs oCCVbVIt geMInIs ILLVsa pVeLLa.
Et son corps fut réduict en cendres, qui depuis furent
jectées au vent hors la ville de Rouen. Ne oncques puis les Angloys ne prospérèrent en France ; ains en
furent dejectez, ensemble de tous les pays circonvoysins,à leur grant honte et confusion. Et est à présumer
que ce fut par le juste jugement de Dieu, lequel
ne voulut, entre aultres iniquitez et pilleries par eulx
commises, que le jugement par eulx ainsi faict de ladicte
Pucelle demourast impugny ;
Car par expérience on voit,
Ce que on dict communement,
Que Dieu, vray juge, quant que soit,
Rend à chascun son payement.

Les Anglais firent faire à Rouen le procès de la Pucelle, et sous couleur de justice. Toutefois ils ne trouvèrent en elle ni vice, ni macule, ni crime quelconque, mais tous leurs griefs furent qu'elle portait publiquement un habit d'homme ; encore qu'elle leur eût dit et déclaré
qu'elle le faisait, afin que les hommes qu'elle était forcée de fréquenter
pour les affaires du royaume, ne prissent en elle ni voluplueuses ni lubriques
fantaisies, et, nonobstant semblable explication, ils la firent
condamner et déclarer hérétique par un Anglais, évêque de Beauvais ;
et elle fut condamnée par leur juge séculier à être brûlée au marché de
Rouen où est maintenant l'église de Monseigneur saint Michel (9).
Toutefois,
avant de prononcer contre elle la sentence, elle fut derechef examinée
et interrogée devant divers juges en plusieurs séances, où elle était questionnée sur plusieurs choses touchant la foi et la loi de Jésus-Christ ; car ils supposaient que Charles, roi de France, s'en était servi comme d'une femme instruite en l'art magique, et que, par suite, il eût erré en la foi catholique ; ce pourquoi ils le tenaient indigne de garder le royaume. Quoiqu'ils n'eussent trouvé en elle que toute sainteté et vie chrétienne, néanmoins par flatterie, comme c'est la coutume de beaucoup d'autres, pour complaire aux Anglais ennemis de la France, plusieurs s'efforcèrent de prendre la Pucelle, tant par des sophismes fallacieux qu'autrement, quoiqu'elle remît sa personne, tout ce qu'elle avait fait, et tout ce dont on l'accusait, à l'examen du Saint-Siège apostolique, remontrant qu'ils ne devaient pas être juges et partie. Rien de tout cela ne les arrêta et n'empêcha qu'ils n'accomplissent leur cruelle et injuste entreprise ; car autour des tyrans se sont toujours trouvés de mauvais conseillers qui, aveuglés par inique affection ou par flatterie, pour acquérir la grâce des princes, ont procuré la condamnation des justes prud'hommes et les ont fait punir comme pécheurs et malfaiteurs. Là où ils voient qu'incline le coeur des princes et des tyrans, ils s'appliquent par tous les moyens à leur complaire.
Par ainsi mourut la Pucelle. Cette sentence fut exécutée à la fin de mai MCCCCXXXI, comme c'est
manifeste par les lettres numérales de ce vers :
IgnIbVs oCCVbVIt geMInIs ILLVsa pVeLLa. (10)
Son corps fut réduit en cendres, et ces cendres furent ensuite jetées au vent, hors de la ville de Rouen. Les Anglais, depuis, n'eurent plus de
prospérité en France ; ils en furent rejetés, ainsi que de tous les pays
circonvoisins, à leur grande honte et confusion. Il est à présumer que ce fut par le juste jugement de Dieu, qui, parmi d'autres iniquités et déprédations commises par eux, ne voulut pas que la condamnation portée contre la Pucelle restât impunie,
Car par expérience on voit
Ce que on dit communément,
Que Dieu vrai juge, quanque soit (11),
Rend à chacun son paiement.
Source :
- Présentation et texte original : "Procès de condamnation et de réhabilitation de Jeanne d'Arc" - Quicherat - t.IV, p. 267
Notes :
1 Voir "l'abréviateur du procès".
2 Le miroir des femmes vertueuses a été repris d'un texte d'Alain Bouchard présenté comme suit par J.B.J. Ayroles dans le t.III de la "Vraie Jeanne d'Arc" :
"Alain Bouchard, né dans le XVe siècle, fut avocat au parlement de Rennes,
conseiller du duc rançois II, et en grande faveur auprès d'Anne de Bretagne.
Les archives du duché lui furent ouvertes pour la composition de
ses Grandes Annales de Bretagne, ouvrage qui eut plusieurs éditions et
jouit de la faveur du public, jusqu'à ce qu'il fût relégué dans l'oubli par
l'Histoire de Bretagne de Dom Morice. Les Annales de Bouchard furent
imprimées en 1514.
Malgré des inexactitudes dans les détails, les pages consacrées à Jeanne
d'Arc offrent plusieurs passages pleins d'intérêt, tels que la révélation
des secrets, et aussi ce qui se passa à Compiègne le matin de la prise. L'historien affirme tenir son récit de deux vieillards présents à la touchante scène qu'il raconte. Il n'y a pas lieu de suspecter sa bonne foi; il est plus difficile de dire jusqu'à quel point la narration des vieillards est
véridique. Le portrait qu'il trace de la Guerrière et de la Sainte est un des plus complets. Il ne renferme pas un trait qui ne soit attesté par
plusieurs autres chroniqueurs, Vallet de Viriville, auquel sont empruntées
les notes biographiques qui viennent d'être données, trouve ce portrait
indigne d'être reproduit. Il diffère certes de celui que le paléographe,
devenu historien de Charles VII, présente dans son second volume; mais
ce n'est pas Bouchard qui peint de fantaisie, au rebours de tous ceux qui
ont vu; c'est le diplomatiste qui a eu le tort de sortir d'une spécialité où nous avons souvent constaté qu'il était loin d'être sans mérite. Il serait inutile de reproduire, des Annales de Bretagne, ce que nous ont
appris sur la Pucelle la plupart des autres Chroniques. Il sera mieux de
se borner aux pages qui présentent un intérêt particulier.
Le Miroir des femmes vertueuses, opuscule fort goûté dans les commencements
du XVIe siècle, emprunta mot pour mot le récit de Boucher sur
la Pucelle. L'auteur se contenta d'ajouter quelques lignes sur l'introduction
du procès de Rouen. Entendons maintenant l'annaliste raconter la
première entrevue de la Pucelle et de Charles VII. Il suppose à tort que
Jeanne fut conduite à Chinon par son père et sa mère.
Voir : Vallet de Viriville, Bibliothèque de l'École des chartes, 1855, p. 550.
3 Ayroles n'a pas publié le début de cette chronique et commence à "après avoir ouï..."
4 Le miroir... substitue ici et ailleurs sainte Agnès à sainte Marguerite. Nous ne lisons nulle part que Notre-Dame ait apparu à la Pucelle.
5 J.B.J. Ayroles dans son volume III de la vraie Jeanne d'Arc reprend le "miroir des femmes vertueuses".
6 Donc 38 ans et 26 ans au moment des faits.
7 Cette dame est appelée la vicomtesse d'Arsy (lisez d'Acy) par Matthieu de Coussy qui raconte dans tout son détail l'histoire du meurtre de Guillaume de Flavy en 1449. Blanche d'Aurebruche était fille de Robert d'Aurebruche, vicomte d'Acy, que Flavy fit mourir en prison pour avoir plus tôt son château de Nesle. Cette circonstance contribua beaucoup à atténuer le crime de sa fille. Le barbier, complice de celle-ci, était un bâtard de noble famille. Un capitaine nommé Pierre de Louvain, avec lequel elle se remaria, était aussi du complot.
8 Si l'auteur prétend par là que Saint-Michel n'existait pas lors du supplice
de Jeanne d'Arc, il se trompe ; on trouve cette église mentionnée dès le
XIIe siècle ; mais peut-être veut-il seulement donner à entendre qu'elle avait été rebâtie et avancée sur la place, après la réhabilitation. Il n'en reste rien
aujourd'hui. (Quicherat)
9 Ce qui suit jusqu'à ces mots : par ainsi mourut la Pucelle, a été ajouté par l'auteur du Miroir des femmes vertueuses au texte d'Alain Bouchard. (Ayroles)
10 « Sous le signe des Gémeaux périt dans les flammes la Pucelle trompée ». D'après Vallet de Viriville, ces vers chronogrammes auraient été composés par Odon de Fouillac, précepteur de Jean, comte d'Angoulême. On les a vus dans la Chronique du Mont-Saint- Michel
11 Qui que l'on soit.
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