Son histoire
par Henri Wallon
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La chronique de Georges Chastellain
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Georges Chastellain fut appelé par ses contemporains la perle, l'étoile des historiographes. Personne, disait-on, ne maniait mieux la langue française : une si haute renommée ne sauva cependant pas ses ouvrages
d'un oubli plus que séculaire. Durant longtemps on ne connut du fécond écrivain qu'un de ses écrits les moins étendus : Recollection des merveilles avenues en notre temps.
Buchon exhuma, en 1825, les fragments d'une Chronique dont Chastellain est l'auteur, et la reproduisit dans son Panthéon littéraire. L'attention était éveillée. D'autres manuscrits furent découverts, assez pour que, en 1865, M. Kervyn de Lettenhove ait pu former huit volumes in-octavo des œuvres de l'écrivain flamand. Encore en reste-t-il d'autres à retrouver, si elles ne sont pas à jamais perdues.
Le docte éditeur, dans la notice pleine d'érudition mise en tête de la
publication, nous apprend que Georges Chastellain naquit à Alost en 1405,
d'une famille noble. Un goût précoce pour l'étude le retint à l'Université
de Louvain, jusqu'à l'âge de vingt-cinq ans. Il s'éprit alors de l'amour des voyages et des aventures, fut quelque temps au service du duc de
Bourgogne, et passa en France après le traité d'Arras. Il y vécut dix ans,
lié avec les plus hauts personnages de la cour, honoré de nombreux
bienfaits de la part de Charles VII. Rentré dans les États de son souverain,
il fut accueilli avec faveur par le duc Philippe, qui lui confia d'honorables
emplois, le chargea de plusieurs ambassades, et lui conféra le titre de conseiller.
Chastellain, dégoûté du monde, renonça à la vie publique et se retira à Valenciennes. Le duc le logea dans le château de La Salle le Comte,
qu'il possédait, lui constitua d'abord une rente quotidienne de 18 sols
11 gros, bientôt plus que doublée par une pension annuelle, allouée à
condition qu'il mettrait par escript choses nouvelles et morales, en quoy il
est expert et cognoissant, et aussi par manière de Chroniques les faits dignes
de mémoire. Chastellain reçut le titre d'indiciaire, c'est-à-dire d'historiographe. Chastellain mérita sa pension. Il écrivit avec de longs détails l'histoire
de Philippe le Bon et celle de son fils Charles le Téméraire jusqu'au
siège de Neuss. Malheureusement on n'en a retrouvé que des fragments
qui font beaucoup regretter l'ensemble. L'on ne se trompait pas en
saluant dans Chastellain le premier écrivain français de son temps. Il a
le relief de Saint-Simon avec moins de dureté.
Ce que l'on possède sur la libératrice part du retour de la Pucelle à
Lagny jusqu'à son supplice.
Le Fèvre de Saint-Rémy, dont la Chronique très défavorable à la Libératrice
sera citée dans le livre suivant, envoyait à Georges Chastellain
le canevas des faits. C'est à Saint-Rémy qu'il faut attribuer le conte
inventé sur ce qui précéda la sortie de Compiègne.
Un historiographe officiel du duc de Bourgogne ne pouvait pas se
prononcer contre le brigandage de Rouen. Chastellain essaye de le
justifier, et dans son vain essai donne des détails précieux à enregistrer.
Personne n'a parlé avec plus de splendeur de l'intrépidité, de la magnanimité
de la jeune fille, de la place qu'elle tenait dans son parti et dans
le parti ennemi. Le témoignage est doublement précieux, parce qu'il est
celui d'un adversaire, et aussi parce que, d'après Pontus Heuterus, Chastellain avait vu la Pucelle...
Chapitres :
- L.II, chap. 11 - Comment le duc se logea devant Compiègne à grant puissance.
- L.II, chap. 12 - Comment la Pucelle combattit et déconfit Franquet d'Arras.
- L.II, chap. 14 - Comment la Pucelle issit dehors Compiegne à l'encontre des Bourguignons, et comment elle fut prise en ceste envahye.
- L.II, chap. 47 - Comment Jehanne la Pucelle fut jugiée et arse à
Rouen.

r, estoit comme je vous dy, le duc venu logier à Coudun, le conte de Liney à Claroy, messire Baudo de
Noyelle à Marigny sur cauché, et le seigneur de Montgommery à tout ses Englès à Venette, au debout de la prée, là où les gens de diverses nacions, Bourguignons,
Flamens, Picars, Allemans, Haynuiers, se vindrent
rendre à ce duc en renforcement de son pooir : qui tous
y furent receus et bienvegnieez, combien que largement
y avoit seigneurie et gens de grant fait, corne le
conte de Liney et le seigneur de Croy, mesire Jehan,
son frère, le seigneur de Crequy, le seigneur de Santes,
le seigneur de Comines, le seigneur de Mamines, les
trois frères, mesire Jacques, mesire David et mesire
Florimond de Brimeu, mesire le Beggue de Lannoy,
tous chevaliers de l'ordre, sans les aultres, grant
nombre, dont les nomz ne se mettent point, et dont
il fait bon à penser qu'il en y avoit largesse aveuques un tel prince, souverainement en ung tel lieu là où
ilz estoient pour montrer son pooir et effort.
Aussitôt après que le Pont-à-Choisy eut été pris et démoli, le duc fit incontinent déloger son armée du lieu où elle était, et lui fit repasser la
rivière de l'Oise pour tirer droit à Compiègne ; car c'est là qu'il désirait
mettre le siège. Il y vint lui-même en personne loger à une lieutte près
de la ville, que ceux du dedans avaient bien mise à point, et bien remparée
par dehors de gros et puissants boulevards et d'autres fortifications,
avertis qu'ils étaient de longtemps que le siège y viendrait. Pour ce motif
y étaient venus, afin de la garder, les plus gens de guerre et de plus
grande valeur qui fussent dans le parti des Français, car la perte de la place
leur eût causé un dur chagrin, et grand mal en la fin; aussi leur seyait-il
bien de la défendre soigneusement.
(1) Or, comme je vous l'ai dit, le duc était venu loger à Coudun, le comte
de Ligny à Clairoy, Messire Baudot de Noyelle à Margny sur la chaussée,
et le seigneur de Montgommerry avec ses Anglais à Venette, au bout de la prairie. Là, les gens de diverses nations, Bourguignons, Flamands,
Picards, Allemands, Haynuyers, vinrent se rendre auprès du duc pour
renforcer sa puissance. Tous y furent reçus et les bienvenus, encore qu'il
y eût beaucoup de seigneurie et de gens de grand fait, tels que le comte de
Ligny, et le seigneur de Croy, Messire Jean son frère, le seigneur
de Créquy, le seigneur de Santes, le seigneur de Comines, le seigneur de
Manines, les trois frères, Messire Jacques, Messire David et Messire
Florimond de Brimeu, Messire Le Bègue de Lannoy, tous chevaliers de
l'Ordre (2), sans les autres en grand nombre dont les noms ne se mettent
pas. On peut bien penser sans se tromper qu'il y en avait largement avec
un tel prince, surtout en un tel lieu, où il s'agissait de montrer son pouvoir
et l'effort dont il était capable.

i me souvient maintenant comment ung peu par avant que la Pucelle fust venue au secours de Compiègne,
ung jour, ung gentil homme d'armes, nommé
Franquet d'Aras, tennant le party bourguignon, estoit
allé courre vers Laggny sur Marne, bien accompagnié de bonnes gens d'armes et de archiers, en nombre de
IIIc ou environ. Si voult ainsi son aventure que ceste
Pucelle, de qui Franchois faisoient leur ydolle, le rencontra
en son retour ; et avoit aveuques elle IIIIc Franchoix
bons combattans ; lesquelz, quant tous deux
s'entreveirent, n'y avoit cely qui peust ou voulsist par
honneur fuir la battaille, excepté que le nom de la
Pucelle estoit si grant jà et si fameux, que chacun la
resongnoit comme une chose dont on ne savoit comment
jugier, ne en bien, ne en mal ; mes tant avoit fait
jà de besongnes et menées à chief, que ses ennemis la
doubtoient, et l'aouroient ceulx de son party, principalement
pour le siége d'Orliens, là où elle ouvra
merveilles ; pareillement pour le voyage de Rains, là
où elle mena le roy coronner, et ailleurs en aultres
grans affaires, dont elle predisoit les aventures et les événemens.
Or estoit ce Franquet corrageux homme et de riens
esbay, que veist, pour tant, que remède s'i pooit mettre
par combatre, et la Pucelle, à l'aultre lez, mallement
enflambée sur les Bourguignons, et ne queroit tousjours
qu'à inciter Franchoix à battaille encontre eux.
Si s'entreferirent et combattirent ensemble longuement
les deux parties, sans que Franchois emportassent
riens des Bourguignons, qui n'estoient point si fors (3) toutes voies comme les aultres, mais de
grant valeur et de bonne deffense, pour cause des archiers qu'avoient aveuques eulx, qui avoient mis pié à
terre.
Laquelle chose quant la Pucelle vit, que rien ne
faisoient se encore n'avoient plus grant puissance aveuc
eulx, manda astivement à Laigny toute la garnison.
Si fit elle de toutes les places de là entour, pour venir
aider à ruer jus ceste petite poignée de gens dont ne
pooit estre maistre. Lesquelz venuz à haste, reprindrent
la tierce battaille encontre Franquet, et là, non soy querant sauver par fuite, mais espérant tousjours
eschapper et sauver ses gens par vaillance, finablement
fut pris, et toutes ses gens mors la pluspart et desconfis
; et luy, mené prisonnier, fut décapité après par
la crudélité de ceste femme qui desiroit sa mort : dont
plainte assez fut faite en son party, car vaillant homme
estoit et bon guerroyeur (4).

Or il me souvient maintenant comment un peu par avant que la Pucelle fût venue au secours de Compiègne, un jour, un gentilhomme d'armes, nommé Franquet d'Arras, tenant le parti bourguignon, était allé courir vers Lagny-sur-Marne, bien accompagné de vaillants gens d'armes et d'archers, au nombre de trois cents environ. Son aventure voulut qu'à son retour, il fut rencontré par cette Pucelle dont les Français faisaient leur idole, qui avait avec elle quatre cents Français, bons combattants. Dès qu'ils s'entrevirent, ni l'un ni l'autre ne pouvait ni ne voulait par honneur fuir la bataille ; avec cette différence près que le nom de la Pucelle était déjà si grand et si fameux que chacun la redoutait comme une chose dont on ne savait bien juger ni en bien ni en mal ; mais elle avait déjà fait et mené à terme tant d'entreprises que ses ennemis en avaient peur, et que ceux de son parti l'adoraient, principalement pour le siège d'Orléans, où elle fit œuvres merveilleuses, pareillement pour le
voyage de Reims, là où elle mena couronner le roi, et ailleurs dans
d'autres grandes affaires dont elle prédisait les suites et les événements.
Or, ce Franquet était un courageux homme que rien n'ébahissait ; qui
vit bien que le seul remède à son cas était de combattre la Pucelle, ne
respirant de son côté que de tomber sur les Bourguignons, et ne cherchant
toujours qu'à inciter les Français à batailler contre eux. Les deux parties
en vinrent aux mains et combattirent longuement sans que les Français
remportassent d'avantage sur les Bourguignons, ayant cependant moins
de forces que leurs adversaires, mais ils étaient hommes de grande valeur
et de bonne défense, à cause des archers qu'ils avaient avec eux, qui
avaient mis pied à terre.
Quand la Pucelle vit que rien ne se ferait si elle n'avait encore de plus
grandes forces, elle manda en toute hâte la garnison entière de Lagny, et
ainsi fit-elle des garnisons d'alentour, pour qu'on vînt l'aider à coucher à
terre cette petite poignée de gens, dont on ne pouvait être maître.
Accourus précipitamment, ils reprirent un troisième combat contre
Franquet. Celui-ci, sans songer à se sauver par la fuite, espérant toujours
s'échapper et sauver ses gens par vaillance, finit par être pris, tandis que
ses gens étaient tués pour la plupart et tous déconfits. Conduit prisonnier,
il fut dans la suite décapité par la cruauté de cette femme qui désirait
sa mort ; ce dont grandes plaintes furent faites dans son parti, car il était
vaillant homme et bon guerrier.

r, reviens au logeis du duc, principal de nostre matère, là où il estoit à Coudun, pourgittant tousjours
ses approces de plus et de plus près, pour mettre son
siége clos et arresté comme il appertenoit ; lequel y
mit sens et entendement, tout pour en faire bien et
convenablement et le plus à son honneur.
Or est vray que la Pucelle, de qui tant est faite mension desus, estoit
entrée par nuit dedens Compiègne. Laquelle, après
y avoir reposé deux nuis, le second jour après, donna à congnoistre pluseurs folles fantommeries ; et mist
avant et dist avoir receues aulcunes revélacions divines
et annoncemens de grans cas advenir : par quoy, faisant
une genérale assamblée du peuple et des gens de guerre,
qui moult y avoient mis créance et foy follement, fist tenir closes, depuis le matin jusques après disner bien
tard, toutes les portes, et leur dit comment sainte Katherine
s'estoit apparue à elle, tramise de Dieu, luy
signifier qu'à ce jour mesmes il voloit que elle se mist
en armes, et que elle issist dehors à l'encontre des ennemis
du roy, Anglès et Bourguignons ; et que sans
doubte elle auroit victoire et les desconfiroit, et seroit
pris en personne le duc de Bourgoigne, et toutes ses gens, la greigneur part, mors et desconfiz.
Si adjoustarent Franchois foy à ses dis, et le peuple
de créance legière à ses folles délusions, par ce qu'en
cas semblable avoient trouvé vérité aulcunes foys en
ses dis, qui n'avoient nul fondement toutes voies de
certaine bonté, ains clere apparence de déception d'Ennemi,
comme il parut en la fin. Or estoient toutes mannières
de gens du party de delà boutez en l'opinion que ceste femme icy fust une sainte créature, une chose
divine et miraculeuse, envoyée pour le relèvement
du roy franchois ; dont maintenant, en ceste ville
de Compiègne, mettant avant si haulx termes que
de desconfire le duc bourguignon et l'emmener prisonnier,
mesmes en propre personne, n'y avoit cely
qui en si haulte besongne comme ceste là, ne se
voulsist bien trouver, et qui volontiers ne se boutast
tout joyeulx en une si haulte recouvrance par laquelle
ils seroient au deseure de tous leurs anemis.
Par quoy tous, d'un commun ascentement, et à la
requeste de la dite femme, recourrurent à leurs
armes trestous, et faisans joye de ce dont ilz trouvèrent
le contraire, lui offrirent syeute preste quant
elle vouldroit.
Si monta à ceval, armée comme seroit ung homme, et parce sur son harnois d'an huque de rice drap
d'or vermeil. Chevauçoit ung coursier lyart, moult
bel et moult fier, et se contenoit en son harnas et
en ses mannières, comme eust fait un capitaine
meneur d'ung grant ost ; et en cet estat, à tout son
estandart hault eslevé et volitant en l'air du vent,
et bien accompaigniée de nobles hommes beaucop,
en tour quatre heures après midy, saillit dehors la ville,
qui tout le jour avoit esté fermée, pour faire ceste entreprinse,
par une vigille de l'Ascension. Et amena
aveuques elle tout ce qui pooit porter bastons, à pié
et à cheval, en nombre de Vc armez; [si] conclut de
venir férir sur le logeis que tenoit mesire Baudo de
Noyelle, chevalier bien hardy et vaillant et esleu (depuis
pour ses haulx fais a esté frère de l'ordre); lequel
logeiz, comme avez ouy, estoit à Marigny, au bout de
la cauchiée.
Or, donnoit ainsi l'aventure que le conte de Ligney,
le seigneur de Crequy et pluseurs aultres chevaliers
de l'ordre estoient partis de leur logeiz, qui
le tenoit à Claroy, à intention de venir au logeis de
mesire Baudo. Et vindrent tous desarmez, non avisez
de riens avoir à faire de leurs corps, comme capitaines
vont souvent d'un logeis à aultre. Lesquelz,
ainsy que venoient devisans, virent criée très grant et
noise au logeis où ilz tendoient à aller ; car jà estoit la
Pucelle entrée dedens et commença à tuer et à ruer
gens par terre fièrement, comme se tout eust jà esté
sien. Si envoiarent les ditz seigneurs astivement querir
leur harnois, et, pour donner secours à mesire Baudo,
mandarent leurs gens à venir, et aveuques ceulx de
Marigny, qui estoient surplus desarmez et despourveuz, commencharent à faire toute aigre et fière resistence à l'encontre de leurs ennemis. Dont aulcuneffois les assaillans furent roidement reboutez, aulcune fois aussi
les assaillis compressez de bien dur souffrir, pour ce
que surpris estaient, espars et non armez. Mais le bruit
qui se levoit partout et la grant noise des voix crians, fit venir gens de tous lez, et affuir secours vers eulx plus
qu'il n'en falloit. Mesmes le duc et ceux de son logeis
qui en estoient loings, s'en perceurent assez tost et se
mirent en apprest de venir audit Marigny, et de fait y
vindrent ; mès premier que le duc y peust oncques
arriver aveuques les siens, les Bourguignons avoient
jà rebouté les Franchois bien arier de leur logeis, et
commenchoient Franchois aveuques leur Pucelle à eulx
retraire tout doulcement, comme qui ne trouvoient
point d'avantage sur leurs ennemis, mais plustost
péril et dammage.
Par quoi les Bourguegnons voians ce, et esmeus
de sang, et non contens tant senlement de les avoir
enchassés dehors par deffense, s'il ne leur portoient
plus grant grief par les poursuivir de près, férirent
dedens valereusement à pié et à cheval, et portarent
de dammage beaucop aux Franchois. Dont la Pucelle,
passant nature de femme, soustint grant fès,
et mist beaucop peine à sauver sa compagnie de
perte, demorant darrier comme chief et comme la plus
vaillant du troppeau ; là où fortune permist, pour fin
de sa gloire et pour sa darrenière fois, que jamais ne
porterait armes : que ung archier, redde homme et
bien aigre, aiant grant despit que une femme dont tant
avoit oy parler seroit rebouteresse de tant de vaillans hommes, comme elle avoit entreprins, la prist de costé par sa heuque de drap d'or, et la tira du cheval
toute platte à terre, qui oncques ne pot trouver rescousse
ne secours en ses gens, pour peine qu'ils y meissent,
que elle peust estre remontée. Mès ung homme
d'armes, nommé le bastard de Wandonne, qui survint
ainsi qu'elle se lessa choir, tant la pressa de près
qu'elle luy bailla sa foy, pour ce que noble homme
se disoit. Lequel, plus joyeulx que s'il eust eu ung roy
entre ses mains, l'ammena astivement à Marigny, et
là, la tint en sa garde jusques en la fin de la besongne.
Et fut prins emprès elle aussi Pouthon le Borgongnon,
ung gentil homme d'armes du party des Franchois, le
frère de la Pucelle, son maistre d'ostel, et aulcuns aultres en petit nombre, qui furent menez à Marigny
et mis en bonnes gardes.
Dont Franchois, voyant le jour contre eulx et leur
aventure de petit acquest, se retrayrent le plus bel
que peurent, dolans et confus. Bourguignons et
Englès, joyeulx à l'aultre lez de leur prinse, retournarent au logeis de Marigny, là où maintenant le
duc arriva à tout ses gens, cuidant venir à heure au
chapplis, quant tout estoit fait jà et mené à chief ce qui s'en povoit faire. Lors luy dist on l'acquest
qui y avoit esté fait, et comment la Pucelle estoit prisonnière
aveuques aulcuns aultres capitaines ; dont qui moult en fut joyeulx ? Ce fut il. Et ala la veoir et visiter,
et eut aveuques elle aulcuns langages qui ne
sont pas venus jusques à moy : si plus avant ne m'en enquiers ; puis la lessa là, et la mist en la garde de mesire
Jehan de Lucenbourg, lequel l'envoya en son chastel
de Beaurevoir, où longtemps demora prisonnière.

Je reviens au logis du duc, principal sujet de ce récit. Il était à Coudun, projetant toujours d'approcher de plus en plus près de la place, pour clore l'investissement et fixer le siège ainsi qu'il appartenait ; il y mit sens et entendement pour le faire bien et convenablement, et le plus possible à son honneur.
Or, il est vrai que la Pucelle dont il est tant fait mention ci-dessus était entrée de nuit dans Compiègne. Après y avoir reposé deux nuits, le
second jour elle donna à connaître plusieurs folles imaginations; elle
mit en avant et dit avoir reçu certaines révélations divines annonçant
que de grands événements allaient advenir. Faisant donc une grande assemblée du peuple et des gens de guerre qui follement avaient mis en
elle grande créance et foi, elle fit tenir les portes closes depuis le matin
jusqu'après dîner bien tard, et leur dit comment sainte Catherine lui était
apparue, pour lui signifier, de la part de Dieu, que ce jour même, il voulait
qu'elle se mît en armes, qu'elle sortît à rencontre des ennemis du roi,
les Anglais et les Bourguignons ; que sans doute elle aurait la victoire
et les déconfirait; que le duc de Bourgogne serait pris en personne, et
que la meilleure partie de ses gens seraient tués et déconfits.
Les Français ajoutèrent foi à ses dits, et le peuple qui croit légèrement
crut à ces folles illusions, parce que, dans des cas semblables, ils avaient quelquefois trouvé vérité en ses paroles, qui n'avaient toutefois nul fondement
de certitude dans le principe de bonté, mais bien une claire apparence
de déceptions de l'ennemi, comme il parut en la fin. Or, toutes les classes de gens du parti de delà étaient ancrées dans l'opinion que cette femme était une sainte créature, une chose divine et miraculeuse, envoyée pour le relèvement du roi français. Quand donc elle mit en avant présentement à Compiègne une si haute entreprise que celle de déconfire le duc de Bourgogne, de l'emmener prisonnier en personne, nul ne se trouva qui ne voulût être de si haute besogne, et qui volontiers ne s'engageât tout joyeux pour une si haute délivrance, par laquelle ils seraient au dessus de leurs ennemis. Tous d'un commun assentiment, à la requête de ladite femme, coururent à leurs armes, et faisant joie de ce qui devait leur donner un sentiment tout contraire, ils lui offrirent une suite prête à sortir avec elle dès qu'elle voudrait.
Elle monta à cheval, armée comme le serait un homme, et parée sur
son armure d'une huque de riche drap d'or vermeil. Elle chevauchait un coursier gris pommelé, très beau et très fier, et se maintenait en son harnois et en ses manières comme l'eût fait un capitaine meneur d'une grande armée. En cet état, son étendard haut levé et flottant au vent, bien accompagnée de beaucoup de nobles hommes, sur les quatre heures après-midi, elle sortit de la ville qui tout le jour avait été fermée, pour faire semblable entreprise par une vigile de l'Ascension. Elle amena avec elle tout ce qui pouvait porter les armes, soit à pied, soit à cheval, au nombre de cinq cents hommes ; elle se décida à venir fondre sur le logis qu'occupait Messire Baudot de Noyelle, chevalier bien hardi, vaillant, que ses hauts faits
ont depuis fait élire pour frère de l'Ordre; il campait, comme vous avez
ouï, à Margny, au bout de la chaussée.
Or, le hasard voulut que le comte de Ligny, le seigneur de Créquy, et
plusieurs autres chevaliers de l'Ordre fussent partis de leur logis qui les
tenait à Clairoy, avec l'intention de venir au logis de Messire Baudot. Ils
venaient tout désarmés, sans penser à avoir à combattre, en capitaines
qui vont d'un campement à un autre campement. Comme ils cheminaient
en devisant, ils entendirent une très grande clameur et le bruit d'une
mêlée au lieu vers lequel ils se dirigeaient. La Pucelle y était déjà
entrée, et elle commençait à tuer et à abattre gens par terre, comme si
tout eût été sien. Les seigneurs envoyèrent hâtivement querir leurs
armes, et, afin de secourir Messire Baudot, mandèrent venir leur gens ; et
avec ceux de Margny qui étaient pour la plupart désarmés et pris au
dépourvu, ils commencèrent à faire à l'encontre de leurs ennemis toute
aigre et fière résistance. Parfois les assaillants furent raidement
repoussés, d'autres fois aussi ceux qui étaient assaillis, pressés de près,
avaient bien dur souffrir, parce qu'ils étaient surpris, épars et non armés,
Mais le bruit qui se faisait entendre de partout, la grande confusion des
voix qui se mêlaient, fit venir des gens de tous côtés et affluer vers les
Bourguignons plus de secours qu'il n'en fallait. Le duc lui-même et ceux
de son logis qui étaient loin s'aperçurent assez promptement de ce qui
se passait, et s'apprêtèrent à venir à Margny et y vinrent en effet; mais
avant que le duc pût arriver avec les siens, les Bourguignons avaient
déjà repoussé les Français bien arrière de leur logis.
Les Français commençaient à se retirer tout doucement avec leur
Pucelle, comme gens qui ne trouvaient pas avantage sur leurs ennemis,
mais plutôt péril et dommage. Ce que voyant, les Bourguignons, émus
de sang, non contents de les avoir chassés en se défendant, s'ils ne leur
causaient pas une plus grande perte en les poursuivant de près, se
jetèrent valeureusement sur eux à pied et à cheval, et leur portèrent
grand dommage.
La Pucelle passant nature de femme soutint le grand faix du combat, et
se donna beaucoup de peine pour sauver sa compagnie de perte, demeurant à l'arrière comme chef du troupeau et la tête la plus vaillante. La
fortune permit que ce fut la fin de sa gloire, son dernier combat, et qu'elle ne dut plus porter les armes. Un archer, raide homme et bien
aigre, outré de dépit qu'une femme dont il avait tant ouï parler pût
prétendre à repousser tant de vaillants hommes, ainsi qu'elle l'avait
entrepris, la prit de côté par sa huque de drap d'or, et, la tirant du
cheval, la fit étendre de son long à terre. Malgré ses efforts, et quelque
peine que prissent ses gens pour la secourir, elle ne put y être remontée.
Un homme d'armes, nommé le bâtard de Wandonne, qui survint au
moment de sa chute, la pressa de si près qu'elle lui donna sa foi parce
qu'il se disait homme noble. Plus joyeux que s'il avait eu un roi entre ses mains, il l'amena hâtivement à Margny, et là la tint en sa garde
jusqu'à la fin du combat. Furent pris auprès d'elle Poton le Bourguignon,
un gentilhomme d'armes du parti français, le frère de la Pucelle, son
maître d'hôtel, et quelques autres en petit nombre qui furent menés à
Margny, et mis sous bonne garde.
Les Français voyant la journée tourner contre eux, et leur coup de main
de petit profit, se retirèrent dans le plus bel ordre qu'ils purent, dolents
et confus. De l'autre côté, Bourguignons et Anglais, joyeux de leur
capture, retournèrent au logis de Margny, où le duc arrivait avec tous
ses gens, pensant venir à temps pour la mêlée, lorsque tout était déjà
fait, et qu'était mené à terme tout ce qui pouvait s'en faire. On lui dit ce
que l'on venait d'acquérir, et comment la Pucelle était prisonnière avec
quelques autres capitaines. Qui en fut très joyeux ? ce fut lui. Il alla la
voir et la visiter, et échangea avec elle quelques paroles qui ne sont pas
venues jusqu'à moi ; je ne m'en enquis pas plus avant; il la laissa là, et
la mit en la garde de Messire Jean de Luxembourg, qui l'envoya en son
château de Beaurevoir, où elle demeura longtemps prisonnière.

n a bien mémoire comment cette femme que les Français appelaient la Pucelle avait été prise dans une sortie qu'elle fit devant Compiègne contre les Bourguignons, et comment Messire Jean de Luxembourg la
tint pendant quelque temps prisonnière en son château de Beaurevoir.
Il l'envoya ensuite à Rouen entre les mains du roi anglais et de ses officiers pour la faire dûment interroger et examiner sur son état et sa condition. Ses faits recouvraient plusieurs hérésies et étranges choses bien périlleuses, sur lesquelles il était nécessaire d'avoir un très grand et très mûr conseil pour en décider salutairement en vraie et bonne justice, comme le cas le demandait.
C'est la vérité qu'après que cette Jeanne, dite la Pucelle, eût été prise et délivrée entre les mains du roi anglais, l'évêque du diocèse où elle
avait été prise l'avait fait demander très instamment, afin de l'avoir
devers lui pour l'examiner comme son juge ordinaire. Pour ce motif il avait même envoyé vers le roi anglais en la cité de Rouen où il se tenait. Le roi, considérant que le cas était fort raisonnable, la lui délivra volontiers.
Ledit évêque commit pour être examinateur avec lui le vicaire de
l'inquisiteur de la foi, s'adjoignant en outre grand nombre de maîtres en
théologie, de docteurs solennels qui tous assistèrent aux interrogatoires.
Toutes les hérésies, superstitions et erreurs dans lesquelles cette femme était tombée, clairement connues et prouvées, tant par sa propre confession
comme par diverses investigations et claires circonstances de son
cas, lesdits examinateurs les ayant notées par points et par articles, les
envoyèrent à Paris pour être considérées et discutées publiquement en
l'Université, afin que jamais, en nul temps à venir, ils ne pussent être
notés pour avoir procédé légèrement en ce cas, par affection ou par haine,
mais seulement en toute voie d'équité, et en vue du salut des âmes, pour
qu'il pût et dût apparaître à tout le monde que tout avait été bien et justement
fait. Ces points vus et examinés en assemblée générale furent,
après mûre délibération de toute l'Université, jugés et condamnés comme
pleins de dol et des méchancetés de l'ennemi, et en même temps ladite
Jeanne fut jugée hérétique, blasphémeresse contre Dieu, et superstitieuse
devineresse.
Cette condamnation prononcée par toutes voies contre la personne et
les aveux de Jeanne, les examinateurs, au nom de sainte Église qui
voudrait sauver toutes les âmes, les réduire à vrai et bon état, sans faire
mourir personne par justice séculière, se contentant d'une punition salutaire
en prison ou autrement, les examinateurs n'omirent aucun effort,
aucune peine, firent de longues et de diverses instances pour que cette
femme rétractât les fausses déceptions par lesquelles l'ennemi l'avait
conduite, pour qu'elle retournât à la vraie lumière de vérité et contrition
[de ses péchés], délaissant les fausses et erronnées opinions et imaginations
qu'elle avait conçues et qu'elle maintenait contre l'honneur de la
divine majesté, et pour sa perpétuelle damnation ; mais leurs instances et
leurs labeurs portèrent si peu de fruit qu'à cause de la diabolique obstination
en laquelle elle persévérait et voulait persévérer toujours, elle
fut livrée finalement à la justice séculière, à Rouen, pour faire d'elle ce qu'elle en jugerait. L'Église se désintéressa d'elle après avoir bien saintement
fait son devoir, et elle laissa la justice temporelle agir selon l'appartenir
du cas.
Comment toute l'affaire avait été conduite et démenée, le roi anglais le notifia expressément au duc de Bourgogne, son oncle, par ses lettres, dont la teneur est celle qui suit : « Très cher et très aimé oncle, etc. » [suivent les lettres déjà rapportées
dans la Chronique de Monstrelet.] Chastellain ajoute : « Le roi d'Angleterre signifia ces choses au duc de
Bourgogne, afin que cette exécution fut publiée par lui, comme par les
autres princes chrétiens dans tous ses pays et auprès de ses sujets, pour
abolir et extirper l'erreur et les mauvaises créances qui, sur cette femme, étaient déjà éparses par toute la chrétienté. » (5)
Source :
- Introduction de J.B.J. Ayroles, "la vraie Jeanne d'Arc", t.III, p.459.
Notes :
1 Début du texte repris par Quicherat dans la chronique de Chastellain.
2 De la Toison d'Or, ordre que le Duc venait d'établir.
3 Les chroniqueurs français disent le contraire. Chastellain semble avoir suivi Monstrelet (Quicherat).
4 Voir Monstrelet. (Q.IV, p.399)
5 Quicherat n'a pas repris ce chapitre dans ses extraits de Chastellain. (t.IV).
Introduction de Quicherat :
"Dans le prologue de ses mémoires, Jean Lefèvre dit qu'après
en avoir achevé la rédaction, il les envoya, à titre de renseignement, « au noble orateur Georges Chastellain, pour aulcunement en son bon plaisir et selon sa discrétion les employer ès nobles histoires et chroniques que luy faict. » Ce qui nous
reste du témoignage de Chastellain sur Jeanne d'Arc prouve qu'il
usa largement de la communication du vieux hérault de la Toison
d'or. Son récit de la sortie de Compiègne est le même, sauf quelques
additions, empruntées la plupart à Monstrelet. Il est encore à noter que son chapitre de la mort de Jeanne d'Arc est la répétition
de celui de Monstrelet, c'est-à-dire une reproduction
pure et simple du manifeste lancé par le duc de Bethford. Ainsi
quoique Chastellain ait suivi les guerres du temps de la Pucelle,
quoiqu'il ait eu l'occasion de la voir elle-même plusieurs fois,
comme cela est attesté par Pontus Heuterus, il est démontré aujourd'hui
que ce qu'il pouvait savoir de particulier sur elle, ne
concernait pas la dernière année de sa vie.
Georges Chastellain, quoique né dans le comté d'Alost, au
fond de la Flandre, n'en fut pas moins considéré de son temps
comme le plus habile écrivain qui eût jamais manié la langue française. Philippe le Bon, avec qui il avait été élevé, l'attacha
au service de sa personne par divers offices de cour, auxquels il
ajouta la charge d'historiographe ou indiciaire, mot nouveau, qui fut
créé exprès pour Georges Chastellain, le titre consacré de chroniqueur
ayant paru indigne de son talent. On n'a que des lambeaux de
la colossale histoire que l'illustre écrivain bourguignon composa
dans l'exercice de ses fonctions littéraires. Le seul règne du duc
Philippe le Bon occupait six grands volumes. Tout s'en est perdu à l'exception d'environ deux cents chapitres qui appartenaient au commencement et à la fin de l'ouvrage. M. Buchon les a recueillis
et donnés au public dans le Panthéon littéraire, en 1838.
Depuis lors je retrouvai à la bibliothèque d'Arras et fis connaître
par des extraits un nouveau fragment manuscrit (n° 256
des manuscrits d'Arras) dont la bibliothèque laurentienne de Florence
possède le double (n° 176). C'est de ce fragment qu'est tiré
le morceau reproduit ici conformément au texte d'Arras.
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